« La question du handicap doit se poser en termes politiques »

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Alors que les Jeux Paralympiques viennent de s’achever, la question du handicap reste totalement absente du débat public. On en a causé avec Pierre-Yves Baudot, professeur de sociologie à l’université Paris Dauphine.

Pierre-Yves Baudot est co-auteur, avec Emmanuelle Fillion, de Le handicap cause politique, paru en 2021 aux éditions PUF.

 

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Regards. Vous décrivez le handicap comme « un objet fondamentalement politique ». Pourquoi cette question ne fait-elle pas davantage l’objet de débats ?

Pierre-Yves Baudot. L’existence de ces individus est de bout en bout politique, car leur existence est plus que d’autres tendue par le fil des institutions, qui par exemple déterminent le montant des allocations. Ce sont des individus, qui, étant démarchandisés – c’est à dire ne gagnant pas leur vie par le travail –, dépendent largement des politiques d’assistances sociales. On a donc affaire à un processus de dépolitisation du problème. Cette dépolitisation renvoie à l’alignement des différentes institutions autour d’une prise en charge à l’écart, séparée d’une population prenant part au processus productif. Quelle est la frontière entre « les mauvais pauvres », les personnes au RSA, et les « bons pauvres », les personnes handicapées ? Cette distinction peut s’expliquer par le fait qu’il y a un accord pour dire que l’État leur reconnait un droit, celui d’être handicapé et de recevoir des allocations – ce qui les distingue d’autres pauvres qui eux sont considérés comme devant « traverser la rue » – avec la contrepartie qu’ils n’appartiennent plus complètement à « la société mainstream ».

 

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L’intersectionnalité devient un gros mot dans le débat politique et vous commencez votre ouvrage par une traduction d’un texte de David Pettinicchio et Michelle Maroto traitant le handicap précisément au prisme de l’intersectionnalité. Dans ce texte, les deux auteurs parlent même de « hiérarchie des désavantages ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi les personnes handicapées sont largement victimes de la stratification sociale ?

La question du handicap a été en partie oubliée par les organisations politiques de gauche, que ce soit les partis ou les organisations syndicales. On peut noter qu’entre 1990 et 2005, la commission handicap du PS a eu un effet très important dans la traduction d’idées ayant émergées dans le mouvement social vers le champs politique. Une partie des idées qui encadrent encore aujourd’hui les politiques handicaps viennent de cette commission. Dans les années 50, c’est essentiellement des parents issus du catholicisme social qui on fait émerger un pan du secteur associatif. La gauche s’est saisie de ces questions non pas au contact direct des personnes concernées mais par les professionnels, via des associations tel que l’APAJH[[L’Association Pour Adultes et Jeunes Handicapés.]], une association d’enseignants en structure spécialisée. Par exemple, quand François Ruffin s’occupe de la question du handicap, il le fait sous l’angle des aidants, sous l’angle des travailleuses du care, alors que les revendications du secteur sont principalement portées par les personnes concernées. Les principaux relais se trouvent du côté de l’antiracisme et du féminisme. Aujourd’hui, l’enjeu est d’inscrire la question du handicap dans le champ de l’intersectionnalité. Si vous lisez le livre récent de Didier Fassin[[La société qui vient, Seuil, 2022.]], il n’y a pas une seul fois le mot handicap dedans. Alors que le handicap est un élément de stratification sociale, les personnes handicapées sont moins diplômées, elles sont plus longtemps au chômage, ont moins de chance de travailler et leurs ressources sont plus faibles. C’est pour cela que je définis le handicap comme une réduction des chances sociales.

« 30% des personnes handicapées ne sont pas inscrites sur les listes électorales, alors que le taux est à 12% dans la population générale. Une fois inscrite, cette population participe de manière équivalente à la population générale. Si les populations les plus défavorisées se mobilisaient à parts égales des populations les plus aisées, on aurait des politiques de protections sociales plus favorables. »

En vous lisant, on comprend que la précarité qui touche les personnes handicapées est grandement due au contexte de déclin des protections sociales, de déréglementation du marché et d’affaiblissement des syndicats. Pouvez-vous nous expliquer les implications concrètes de tout cela ?

La question du handicap entretient avec la question de la protection sociale un rapport qui n’est pas simple. La protection sociale accordée aux personnes handicapées s’est faite au prix de la ségrégation. Le droit reconnu à sortir du monde du travail s’est accompagné d’une dégradation de leur citoyenneté politique et sociale. C’est un système très paternaliste. Une forte partie du mouvement des personnes handicapées demandent de pouvoir entrer sur le marché du travail. Il y a un dilemme de savoir s’il faut garder la protection sociale actuelle quitte à accepter la perte d’une partie de sa citoyenneté sociale et politique, ou s’il faut prendre le risque de détruire les institutions actuelles. C’est un peu le sens du texte de Karen Soldatic dans notre ouvrage. Elle raconte la situation australienne dans laquelle il y a eu une néolibéralisation massive des politiques de handicap où le « workfare » – l’activation massive des populations placées en régime d’assistance – a eu des effets extrêmement délétères sur les conditions d’existence de ces personnes-là. Beaucoup ont été déclarées aptes à travailler alors qu’elles ne le sont pas réellement. Et elles ont perdu le bénéfice des prestations handicaps pour basculer au régime général d’assistance, l’équivalent du RSA. Cela ne veut pas dire que c’est ce qui va se produire en France, mais c’est un des scénarios possibles. L’objet de notre livre était aussi de remettre un peu de politique dans le sujet, pour dire qu’il y a des alternatives, certaines désirables d’autres peut-être un peu moins.

Un mot revient sans cesse lorsque l’on parle de handicap, celui de l’accessibilité. La doctrine est la suivante : il faut que tout le monde puisse accéder aux infrastructures et services publics. En 2005, une loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » introduit une vision dynamique de l’accessibilité. Concrètement, qu’est-ce que cette loi a changé ?

La loi de 2005 réactualise un objectif d’une loi de 1975 faisant de l’accessibilité une obligation nationale, mais sans y mettre réellement de contraintes. Elle donne un objectif de dix ans pour rendre la France accessible. Il y a eu un immobilisme majeur pendant le quinquennat Sarkozy. Depuis le 1er janvier 2015, toutes les plaintes pour inaccessibilité des établissements recevant du public et du bâti neuf, risquent de passer au contentieux. Le risque financier est majeur pour l’État bien que désormais il dispose d’un délai supplémentaire – de 5 à 10 ans. La loi de 2005 n’a pas changé grand chose et, depuis, on est même revenu en arrière : en 2018, la loi ELAN est revenue sur l’objectif de 100% d’accessibilité du bâti neuf, passant à… 20%. Au-delà de cela, il y a eu une sécurisation juridique de l’État qui a été opérée, rendant très difficile les plaintes pour défaut d’accessibilité. Les prises juridiques qui permettaient aux mouvements sociaux de se mobiliser ont été progressivement arasée. L’accessibilité doit être une préoccupation quotidienne. C’est par exemple le fait qu’il faut rendre le savoir compréhensible à tous. Même si on respecte parfaitement toutes les normes, on peut parfaitement arriver à faire en sorte que le monde ne soit pas accessible. Nous devons veiller en permanence à l’attention à autrui.

En pleine campagne présidentielle, votre ouvrage interroge justement les modalités de la participation des personnes handicapées au débat public. On remarque que le fait de voter ou de ne pas voter se fait ensemble, en témoigne le taux de conformité de la participation au vote dans les couples qui atteint 88%. Qu’est-ce que cela peut impliquer pour les personnes handicapées structurellement isolées, individualisées et finalement mises à l’écart ?

Ce qu’on montre dans l’ouvrage, c’est que 30% des personnes handicapées ne sont pas inscrites sur les listes électorales, alors que le taux est à 12% dans la population générale. Une fois inscrite, cette population participe de manière équivalente à la population générale. Ce qui traduit mal l’ensemble du sur-travail opéré par les personnes handicapées pour participer quand même, dans un processus qui est très peu accessible. Jusqu’en 2019, les personnes sous tutelles ne pouvaient participer au processus électoral et il fallait un avis du juge. Le vote est un élément important, car on sait qu’une partie de la transformation et de la néoliberalisation des politiques publiques est liée pour partie à la démobilisation électorale. Si les populations les plus défavorisées se mobilisaient à parts égales des populations les plus aisées, on aurait des politiques de protections sociales plus favorables. Et notre réflexion sur la participation électorale des personnes handicapées va dans ce sens : il est sûr que ces personnes-là soient privées du droit de suffrage, ou qu’elles l’exercent peu, n’a pas permis de mettre à l’agenda politique la question du handicap. Notre étude a vocation à dire qu’il y a un électorat handicapé et que la question du handicap doit se poser en termes politiques.

Il y a eu une forte mobilisation pour demander la déconjugalisation de l’Allocation Adultes Handicapés. Quel regard portez-vous sur cela et n’assiste-t-on pas à une conscientisation politique du handicap ?

C’est vrai que la question de la déconjugalisation a été une mobilisation qui est partie de collectifs militants de personnes concernées, qui ont fabriqué de l’expertise, de la mobilisation, qui ont beaucoup utilisé les réseaux sociaux. Au final, elles ont réussi à inscrire ce problème à l’agenda politique et à mettre la secrétaire d’État aux personnes handicapées en très grande difficulté. Ce dernier a été, au mois de juin dernier, autorisée par Jean Castex à utiliser l’outil du vote bloqué, ce qui précède dans les armes parlementaires l’utilisation d’un 49.3. C’est une défaite politique majeure et elle a d’ores et déjà dit que la question de la déconjugalisation pourrait être une base de discussion dans un prochain mandat. Et, chose assez inédite, cette lutte a mobilisé en dehors des collectifs, pour toucher des mouvements sociaux notamment féministes. Pour autant, je ne défends pas l’idée de la conscientisation car les personnes handicapées ne vivent pas dans une fausse conscience de leur handicap. Mais avant, il y avait très peu de collectifs capables de porter cette question. Maintenant ils existent et c’est une bonne chose.

 

Propos recueillis par Clément Gros

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