Illana Weizman : « La lutte contre l’antisémitisme est utilisée à des fins islamophobes par les politiques »

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En 2021, le ministère de l’Intérieur a décompté 589 actes antisémites. Quelle place pour cette lutte antiraciste en France, tout particulièrement à gauche ? On a causé avec la sociologue Illana Weizman.

Illana Weizman est essayiste, sociologue de formation, militante féministe et antiraciste, et autrice de Des blancs commes les autres ? Les Juifs, angle mort de l’antiracisme aux éditions Stock.

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Regards. Sur Instagram, vous avez recueilli des témoignages de vécus de l’antisémitisme. Des récits tous plus durs les uns que les autres, dont l’accumulation démontre la terrible réalité de ce racisme. Qu’en retenez-vous ?

Illana Weizman. C’est un format que j’adopte beaucoup sur les réseaux. Le partage de vécus, de témoignages donnent une vision concrète, au-delà des statistiques qui ont un côté presque déshumanisant – et encore, se dire que moins d’1% de la population recueille quasiment le tiers des actes racistes, c’est déjà très parlant. Mon idée était de montrer ce que c’est qu’un vécu de l’antisémitisme, le plus trivial qui soit. J’avais envie de montrer que le vécu juif est aussi un processus de racialisation, qui arrive assez tôt dans la vie – à neuf ans pour ma part, quand une petite fille de ma classe me dit « sale juive ». C’est important parce que beaucoup de personnes pensent qu’après la Shoah, l’antisémitisme a disparu, ou est devenu extrêmement résiduel. Comme s’il ne restait que les meurtres et les attentats, comme une sorte d’éruption qui, au fond, ne voulait rien dire sur le fait qu’il y a quelque chose de politique, de structurel dans la société française. Ce qui ressort aussi, c’est que les jeunes sont de plus en plus touchés par l’antisémitisme, très tôt à l’école. Que des professeurs ne soient pas capables d’y répondre, ça en dit long sur le fait qu’on minimise, qu’on ne s’intéresse pas à l’antisémitisme, voire que ce n’est pas vu comme un racisme comme les autres. En voyant les témoignages les uns après les autres, on ne peut plus être dans le déni : tous les juifs vivent l’antisémitisme. Je voulais montrer la banalité et la redondance de ce vécu.

Dans votre ouvrage, vous interrogez : « Pourquoi les Juifs sont-ils trop souvent perçus comme blancs ? » Quelle réponse apportez-vous à cela ?

Au moment où le racisme pseudo-scientifique se développe à la fin du 19ème siècle, on voit bien qu’il y a une hiérarchie qui est faite et les peuples sémitiques sont en bas de cette hiérarchie. La racialisation juive est un processus différent de la racialisation noire ou musulmane, du fait des histoires particulières. Mais le point commun entre les différentes populations minorisées, c’est l’ennemi : l’hégémonie blanche. C’est pour cela qu’il est important de parler de racialisation juive, de dire qu’on n’est pas blanc, qu’on est aussi racisés.

« Tant qu’il y aura des juifs, il y aura des antisémites. Il faut essayer de les marginaliser au maximum, qu’ils n’osent plus ouvrir leurs gueules. Il faut que les antisémites deviennent les parias. ‘On ne peut plus rien dire’ ? Très bien, c’est exactement ça qu’on veut. »

C’est quoi être juif en France, en 2022 ?

C’est se sentir très seul. Il y a une construction identitaire qui est double, comme pour toute minorité : la construction positive, qu’on crée dans nos communautés, par nos habitudes, des choses qui sont belles ; la construction qui se fait par le regard extérieur, hostile, c’est l’approche sartrienne du « Le juif devient juif dans le regard de l’antisémite ». Les deux constructions sont inextricables. Être juif, c’est aussi se sentir très isolé parmi les personnes qui devraient être nos alliés des camps progressistes, ceux qui luttent contre les racismes. Il y a un désengagement à gauche qui fait que l’extrême droite se faufile et se place en défenseur des juifs.

On parle beaucoup d’un « nouvel antisémitisme » – celui des musulmans, pour la faire courte – comme s’il n’y avait plus que lui. Qu’en est-il en réalité ?

C’est de l’instrumentalisation politique de base. Rien que la terminologie « nouvel antisémitisme » ne va pas, comme si cela supplanter l’« ancien ». Il y a un boulevard pour que les islamophobes disent que l’antisémitisme est monopolistiquement le fait des populations de banlieues. Et ça leur fait bien plaisir de pouvoir absoudre les tenants de l’antisémitime originel – chrétien, blanc et d’extrême droite – qui sont toujours à l’oeuvre aujourd’hui. C’est la fameuse phrase d’Élisabeth Levy sur CNews : « Il reste un peu du vieil antisémitisme français, sauf que celui-là il casse pas la gueule aux enfants juifs. […] il fait des blagues de fin de banquet ». On ne peut pas nier qu’il y a de l’antisémitisme dans les populations musulmanes, comme dans toutes les couches de la population. Certaines statistiques notent même une surreprésentation des clichés antijuifs. Il faut l’étudier, le regarder en face, faire de la pédagogie, éduquer. C’est un recyclage des mêmes thématiques, qui maintenant touchent de nouvelles populations, mais ça n’est pas « nouveau ». Quand Youssouf Fofana enlève Ilan Halimi, le torture et le laisse agoniser, il le fait sur la base d’un trope antisémite ancien : les juifs sont riches.

Pourquoi écrivez-vous que, quand un crime antisémite est commis, la gauche a le réflexe premier de questionner le caractère antisémite de l’acte ?

Même quand le caractère antisémite d’un crime est avéré, on sent qu’il y a une gène. C’est dû au fait que les auteurs de ces crimes sont souvent racisés, paupérisés et que la gauche radicale défend ces populations, à juste titre. Mais on peut être discriminé et antisémite. Il faut avoir une boussole morale qui puisse faire la part des choses afin d’être capable de tout prendre frontalement. Il faut aussi dénoncer le terrorisme islamiste d’une façon très claire, ce qui n’est pas fait à gauche. Il y a une peur panique que ça soit récupéré par les fascistes pour faire des amalgames avec les populations musulmanes. Quand Mélenchon dit de Mohamed Merah qu’il n’est « rien, c’est un criminel sanglant, un crétin […] n’acceptons pas une seconde de politiser ce que raconte cet idiot », c’est très grave politiquement. Merah ne représente pas rien, il a un projet politique quand il tue à bout portant des gamins juifs. Concrètement, il faut être capable de dénoncer l’antisémitisme comme l’a fait Assa Traoré lors de la manifestation du Comité Adama place de la République à Paris. Des fachos avaient déployé une banderole et quelques personnes dans la foule leur crient « sales juifs ». À la fin, Assa Traoré a pris la parole pour dire qu’il n’y avait pas de place pour l’antisémitisme dans ce mouvement. C’est juste ça. Être clair. Ce que la gauche n’a pas su le faire avec les déviances des gilets jaunes. Moralement, c’est moche, et stratégiquement, nous, on se sent seul. J’ai plein d’amis de gauche, juifs, qui se retirent des organisations parce qu’ils ne se sentent pas soutenus face à l’antisémitisme. La gauche se prive d’alliés et, dans le pire des cas, certains rejoignent la droite et l’extrême droite. C’est terrible, car le RN est sur ce terrain par pur marketing islamophobe et si demain ils arrivent au pouvoir, les juifs seront dans le même panier que les autres.

En quoi la distinction entre racisme et antisémitisme est-elle pertinente ?

L’antisémitisme a cette particularité qu’il est un racisme antérieure à la construction des racismes à la fin du 19ème siècle. C’est le plus vieux des racismes, qui arrive avec l’avènement de la chrétienté avant de se cristalliser et de s’inscrire dans le temps. Le problème avec cette distinction, c’est que ça permet de penser que l’antisémitisme serait plus ou moins important que les autres racismes. J’aimerais qu’on puisse comprendre que lorsqu’on dit « les racismes », ça comprend l’antisémitisme. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

Sur la République et l’universalisme, notions bien souvent instrumentalisées en faveur d’une islamophobie parrée de la lutte contre l’antisémitisme, comment faire pour récupérer ces concepts tant dévoyés ?

Moi, je dis que je suis universaliste, je n’ai pas envie de leur laisser le monopole de l’universalisme républicain. Mais qu’est-ce qu’on met derrière le mot ? Car en réalité, la lutte contre l’antisémitisme est utilisée à des fins islamophobes – le reste du temps, on s’en fout. Aujourd’hui, on accuse les identités d’être exacerbées, d’être des moteurs de division contre la démocratie, mais on se trompe sur le diagnostic : si les identités sont exacerbées, c’est parce qu’elles sont réprimées en amont. On brandit l’universalisme non pas pour que tout le monde se rejoigne, mais pour gommer les particularismes des gens et monter des communautés les unes contre les autres. C’est tout sauf un combat universaliste. Car on a le droit d’avoir des espaces d’entre-soi, ça ne veut pas dire qu’on est anti-républicain ni qu’on ne peut pas s’inscrire dans le roman national. C’est en reconnaissant les identités, et donc les inégalités et les racismes, qu’on peut aller vers quelque chose de plus universel. C’est à partir du moment où je me suis sentie stable sur mes appuis identitaires que je me suis sentie entrer dans l’arc universel.

Pensez-vous, comme l’a énoncé Emmanuel Macron, que l’antisionisme soit un antisémitisme ?

Ça pose un énorme problème. La figure d’Israël apporte énormément de confusion au débat de la lutte contre l’antisémitisme en France. C’est compliqué de décorréler les deux, j’appelle ça « l’hydre à deux têtes » : d’un côté les personnes qui vont assimiler n’importe quel juif à Israël, niant ainsi leur oppression en tant que minorité tout en leur apposant le sceau de l’oppresseur ; de l’autre côté, les gens comme Emmanuel Macron qui vont accuser d’antisémitisme toute critique politique d’Israël. Les deux positions se polarisent et s’alimentent. Il ne faut pas que la question d’Israël soit une porte d’entrée vers la lutte contre l’antisémitisme en France, de même que tous les juifs n’ont pas à être assimilés aux décisions gouvernementales israéliennes.

Contrairement à votre optimisme concernant les luttes féministes, vous écrivez avoir « beaucoup de mal à visualiser un monde post-raciste ». Pourquoi ?

Parce que je traite de l’antisémitisme et que je me demande comment défaire des millénaires de haine. À la moindre crise, ça réapparaît. Tant qu’il y aura des juifs, il y aura des antisémites. Il faut essayer de les marginaliser au maximum, qu’ils n’osent plus ouvrir leurs gueules. Il faut que les antisémites deviennent les parias. « On ne peut plus rien dire » ? Très bien, c’est exactement ça qu’on veut, que tu aies peur de t’exprimer.

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