Ford Blanquefort : « On était quand même pas mal dans notre usine »

30 septembre 2019, l’usine Ford de Blanquefort, en Gironde, ferme définitivement ses portes. À l’occasion de la sortie du documentaire « Il nous reste la colère », réalisé par Jamila Jendari et Nicolas Beirnaert, nous avons discuté avec deux des anciens ouvriers.

Patricia Laujac et Thierry Jeans sont tous deux d’anciens ouvriers de Ford Blanquefort.

 

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Regards. Avant toute chose, pouvez-vous nous dire ce que vous faisiez comme travail, chez Ford, et combien de temps cela a duré ?

Patricia Laujac. Je suis rentré chez ford en 1998, d’abord à l’assemblage (comme tous les gens qui y rentrent) puis à la qualité-office, où je travaillais dans le labo contamination, un dérivé du labo chimie, où l’on exploitait les contaminations, ferreuses, organiques ou autre, dans l’eau, dans l’huile des pièces de boîtes à vitesses. Et, tous les jours pendant vingt ans, je faisais 180 km de route pour aller au travail.

Thierry Jeans. J’ai bossé à Ford de 1985 à la fermeture, soit pendant 34 ans. J’étais automaticien en maintenance. Je dépannais toutes les machines-outils sur les problèmes d’automatisme, tout ce qui a trait à l’électricité et l’électronique. J’étais syndiqué CGT depuis un bon moment, depuis 1999 ou 2000… depuis les 35h, et délégué depuis 2006. Lors de la fermeture, j’étais élu CSE. Ford était mon deuxième et dernier employeur.

 

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Trois ans après la fermeture de l’usine, quel souvenir gardez-vous de la lutte que vous avez menée ?

Patricia Laujac. Ça a été une grosse expérience humaine. On a vécu beaucoup de choses très fortes, dans les bons comme dans les mauvais moments. C’était une lutte nécessaire. J’aurais regretté de ne pas l’avoir fait. Pourquoi ? Parce qu’on prend les gens pour des imbéciles. Quand un industriel menace de fermer, les discours sont faussés. On fait travailler les gens alors qu’on sait qu’on va les mettre au chômage. Ces manières de faire sont ignobles, c’est du mépris total, une grosse hypocrisie, tant de la part des dirigeants – car il n’y avait aucune raison économique de fermer l’usine – que des politiques. Aujourd’hui, je suis dégoutée par les politiques qui nous dirigent. Quand on voit, dans le film, Monsieur Le Maire qui crie au loup alors qu’il a déjà baissé l’échine devant la multinationale… quelle manipulation ! Et dans le même temps, ceux qui ont défendu l’usine, les emplois, les salaires – les vies ! –, on nous faisait passer pour des terroristes, des extrémistes, alors qu’on avait une vision très éclairée de ce qu’il se passait.

Thierry Jeans. Le film retrace la dernière lutte, mais nous, on manifeste depuis 2007. Voilà peut-être pourquoi les camarades ont fini par abandonner, quand Ford a annoncé, en 2018, qu’il refusait l’offre de reprise. Quand j’ai vu l’usine se faire démonter, ça n’était pas le pire des moments. Le pire, c’est quand on a appris que cette fin était là. Ça a été un coup de massue. Au final, on a raté. La fin est un échec, l’usine a fermé. On s’est battu bec et ongle, et ça nous a épuisés. Pourtant, la reprise était possible et viable, mais les pouvoirs publics n’ont rien pu faire. La leçon de cette histoire, c’est qu’il ne faut pas se faire rouler dans la farine par des élus, par des gens sur qui on croyait pouvoir compter. Mais je retiens aussi la fraternité, l’amitié, la solidarité qui se créent quand on lutte pour des emplois. C’est énorme. Malgré tout, il y a de bons souvenirs.

Une fois l’usine fermée, avez-vous rencontré, vous-même ou vos camarades, des difficultés particulières pour retrouver un emploi ?

Patricia Laujac. Je fais partie des chanceux qui ont eu droit à la préretraite. Tout ça parce que j’avais 55 ans à la fermeture. Mais ces préretraites sont des façons de faire horribles, ça se joue à un jour près : il fallait être né avant le 1er octobre. Pour ceux qui ont pû y avoir droit, ça équivaut à 65-70% du salaire, soit une perte de 600€ par mois en moyenne. Personnellement, je ne recherche pas de travail, même si j’ai perdu de mon salaire. Je préfère laisser les emplois à ceux qui en ont besoin. Ford dit que tout le monde a retrouvé du travail, mais c’est mensonger. Pendant le PSE, on estimait qu’une personne qui retrouvait un CDD de 6 mois, renouvelable une fois, c’était bon, c’était une solution d’emploi. Pour moi, 80% des salariés n’ont pas retrouvé un salaire équivalent. Ford était une grosse entreprise, certains étaient là depuis 40 ans avaient un niveau de salaire qui n’était pas négligeable. Puis le covid est passé par là aussi, au moment où l’on cherchait un emploi… Donc pour les autres, ceux qui n’ont pas pu prétendre aux préretraites, c’est terrible à vivre.

Thierry Jeans. J’ai 57 ans. Moi aussi je suis passé entre les gouttes. Sur les 850 salariés, 250 avaient l’âge d’obtenir une préretraite. Même si je suis à 70% de mon salaire, à côté des 600 autres licenciés, c’est moins compliqué pour moi que d’aller retrouver un emploi, à nos âges… Moins 30% de salaire, ça se ressent, mais on fait avec ce qu’on a. Moi, je n’étais pas dans les plus petits salaires ouvriers, là où beaucoup se sont retrouver en préretraite avec un plancher à 1100€. Pour ceux-là, c’est dur. Certains ont dû déménager pour pouvoir continuer à payer leur loyer. On reste en contact, sur Facebook il y a des groupes d’ex-ouvriers de Ford. Moi, je revois mes potes de lutte, tout le noyau dur avec lequel on a lutté toutes ces années. ça crée des liens, la lutte. Car, quelle que soit notre situation personnelle, on s’est toujours battu pour l’emploi. Et tout le monde a tenu jusqu’au bout la bataille. Pour une bonne raison, c’est qu’on était quand même pas mal dans notre usine.

Patricia Laujac. J’espère que ce film aura un grand succès et surtout qu’il ouvrira les yeux des gens par rapport à ce que l’on peut vivre politiquement, qu’il va leur donner l’envie de se battre, de ne plus être fataliste. C’est important que les salariés se rendent compte que, dans la vie, il faut se battre.

 

Propos recueillis par Loïc Le Clerc

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