Bernard Arnault (LVMH) : la France sous l’emprise du luxe

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La cérémonie décernant le « Picsou d’or » a eu lieu le 13 octobre dernier, à l’initiative du député François Ruffin, du journal Fakir et du syndicat des journalistes SNJ-CGT. Notre chroniqueur éco Bernard Marx refait le match dans une série de portraits des superprofiteurs nominés.

Après des déboires dans l’immobilier aux États-Unis, l’ascension de Bernard Arnault, fils d’un industriel du Nord, commence en 1984 par le rachat aux frères Willot du groupe Boussac Saint-Frères en perdition.

 

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C’est plus qu’un symbole, peut-être un moment charnière pour le capitalisme français : celui de l’accélération de la désindustrialisation et d’une relative spécialisation dans l’industrie du luxe. Avec le soutien de l’industrie financière et toutes les aides publiques nécessaires.

Le gouvernement de Laurent Fabius lui vend le groupe pour 1 franc symbolique et contre la promesse de relancer son activité. Une promesse qui n’engage que celui qui y a cru ou a fait semblant d’y croire. En fait de relance, Bernard Arnault dépèce et revend tout, sauf le luxe, la Maison Dior (les parfums seront rachetés plus tard) et le Bon Marché. Puis, entre 1987 et 1989, vient le tour de la prise de contrôle du groupe Louis Vuitton Moët Hennessy constitué par l’agglomération de Louis Vuitton (maroquinerie de luxe, haute-couture et champagne) et de Moët Hennessy (champagne et cognac). Puis vient le tour de Gucci et de Guerlain, Kenzo, Berlutti, de la Samaritaine (et de sa transformation en vitrine et en hôtel super-luxe aujourd’hui). Et aussi le tour des montres de luxe TagHauer, des yachts de luxe pour soi et pour les autres. Et du marché de l’art depuis la collection pour soi et pour les autres via des maisons d’enchères, jusqu’aux expositions avec la Fondation Louis Vuitton. Sans oublier l’information (d’abord La Tribune, revendue, puis Les Échos et Le Parisien). Avec toujours ce qu’il faut de liens et d’amitiés politiques (avec les Sarkozy, les Macron ou les Trump), de paradis fiscaux et d’aides publiques sonnantes et trébuchantes.

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C’est ainsi que Bernard Arnault est devenu la première fortune française et la troisième fortune mondiale. Selon la revue Challenges, il pèse 150 milliards d’euros.

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Comme pour les Windsor, le roi c’est lui, et ses enfants sont les princes et les ducs du royaume.

Bernard Arnault est incontestablement le premier de la classe de l’industrie du luxe. Mais il faut le souligner, il n’est pas le seul : Hermès de la famille Hermès et Kering de la famille Pinault, ou L’Oréal de la famille Bettencourt Meyers font également partie du CAC 40. La France n’a pas de pétrole, pas de GAFAM, presque plus d’industrie, mais elle a les KHOL (Kering, Hermès, L’Oréal, LVMH).

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Même si la France ne représente que 6,5% des ventes de LVMH, l’industrie du luxe est devenue très structurante, comme l’ont analysé les sociologues Luc Boltansky et Arnaud Esquerre[[Enrichissement. Une critique de la marchandise, NRF Essais Gallimard, 2017.]]. La France est devenue exemplaire de ce qu’ils ont appelé « l’économie de l’enrichissement ».

L’industrie du luxe de l’habillement, celle des parfums ou celle du luxe alimentaire consiste à vendre des objets à des prix élevés ou très élevés en poussant à son maximum l’effet de distinction. Elle ne se contente pas de produire des objets du luxe, elle augmente leur valeur par la valorisation du passé prestigieux des mêmes produits, par leur collection et par leur exposition. Elle s’agglomère et structure selon le même modèle, le marché de l’art, la création de patrimoine, les expositions ou le tourisme… Et la France se spécialise dans cet éco système. Et Paris devient une ville musée. Industries du luxe et tourisme sont devenus en France les premiers secteurs d’exportation au côté de l’armement.

L’économie de l’enrichissement nourrit les inégalités, en ajoutant les inégalités et les rentes de ceux qui ont un patrimoine valorisable dans cet écosystème. Pire encore, pour continuer de prospérer, comme elle le fait malgré les crises, les guerres et le réchauffement climatique, l’industrie du luxe a un besoin vital des inégalités non seulement à l’échelle nationale mais à l’échelle mondiale. Elle se nourrit des riches, réclame des serviteurs, impose un modèle insupportable de la réussite. Et pour ce qui concerne notre pays, elle porte sa part de responsabilité dans la polarisation sociale française.

Vive les crises !

En dix ans le cours de l’action LVMH a été multiplié par cinq. Et donc la fortune LVMH de la famille Arnault d’au moins autant. Durant la crise covid, le rebond a été très rapide dès la mi-2020. De même en 2022, malgré la guerre en Ukraine et malgré les investissements russes du groupe. La capitalisation boursière de LVMH dépasse les 350 milliards d’euros aujourd’hui. La famille Arnault possède 48% des actions de LVMH. Soit une fortune de 170 milliards d’euros… Elle perçoit donc au moins 1,4 milliard des 3 milliards ou plus de dividendes versés chaque année par LVMH depuis 2018. Sauf en 2019, annus horribilis du covid, où le groupe LVMH n’a distribué – avec la bénédiction du « quoi qu’il en coûte » – que 2,4 milliards de dividendes. Et sauf en 2021 où LVMH a dépassé les 4,5 milliards de dividendes et en 2022 où, vraisemblablement, il fera encore mieux. Ceci sans compter les rachats d’actions qui donnent du cash à l’actionnaire qui vend, tout en favorisant la hausse des cours grâce à la baisse du nombre des actions. Soit autour de 1 milliard en 2021 et sans doute encore plus en 2022. Et sans compter les rémunérations du PDG du groupe, Bernard Arnault lui-même, un argent de poche qui dépasse quand même annuellement les 3,5 millions d’euros.

Réchauffeur structurel de climat

En 2020, cinq ans après l’Accord de Paris, LVMH a organisé la LVMH Climate Week pour que ses 150.000 « collaborateurs » puissent partager les lignes de force de sa stratégie environnementale LIFE 360 (LVMH Initiatives For the Environment), « sa nouvelle boussole environnementale pour les 3, 6 et 10 années à venir ». Et chaque année elle coche la case Rapport annuel de responsabilité sociale et environnementale.

Mais dans la vraie vie, comme l’expliquent Les Amis de la Terre, Extinction Rebellion et Youth For Climate, l’industrie de la mode représente jusqu’à 8,5% des émissions de gaz à effet de serre mondiales et plus de 30 millions de tonnes de CO2 importées en France chaque année. Son modèle économique fondé sur les inégalités et la consommation ostentatoire vantée comme signe de la réussite individuelle est incompatible avec une lutte efficace contre le réchauffement climatique.
Bernard Arnault, lui-même, en donne une illustration parodique. D’un côté il proclame : « Notre position de leader s’accompagne de responsabilités sociales et environnementales. Nous devons aller au-delà de ce que nous imposent les normes. » Et, en même temps, c’est le roi de l’avion privé, le roi du super-yacht de super-luxe. Il a été classé en 2020, par The Conversation, cinquième plus gros pollueur individuel de la planète.

Géant de l’évasion et de l’aide fiscales

Reprenons le cas du Yacht Symphonie. Bernard Arnault n’en est pas le propriétaire. Il ne fait donc pas partie de sa fortune immobilière imposable à l’IFI. Il est en fait détenu par LVMH, explique Le Monde, mais via société-écran et prêtes noms domiciliés à Malte. Et il bat pavillon aux îles Caïman.
Un exemple parmi d’autres dévoilés par les Paradise Papers en 2017 et les Open Lux en 2021. En résumé, explique Attac, « 27% des filiales de LVMH se situent dans des paradis fiscaux, le plus fort taux du CAC 40 ! Cela représente 305 filiales dans des territoires considérés comme des paradis fiscaux et judiciaires. LVMH détient 24 filiales au Luxembourg, la 2ème entreprise française la plus présente après BNP. En outre, Bernard Arnault possède aussi 31 sociétés au Luxembourg. Sur les trente et une holdings identifiées par Le Monde, à peine trois ont une activité identifiable. Quelque 634 millions d’euros de participations ne sont pas traçables à partir des comptes de ses sociétés ».

S’agissant des aides fiscales, on peut prendre l’exemple de la niche fiscale du mécénat. Elle est taillée sur mesure pour l’économie de l’enrichissement à la française. Et naturellement LVMH et la famille Arnault en use abondamment. La Cour des comptes elle-même a, en 2018, pointé les dérives de la fondation Louis Vuitton : « La Fondation d’entreprise Louis Vuitton constitue un cas, exceptionnel par son ampleur, d’utilisation des possibilités offertes par la législation fiscale en matière de mécénat afin de développer un projet culturel ambitieux tout en assurant la promotion de la marque principale d’un groupe, dans une logique de communication d’entreprise qui articule art contemporain, mode et luxe ». Et le député Gilles Carrez, rapporteur spécial de l’Assemblée nationale sur le sujet, constatait : « Les entreprises qui avaient la taille suffisante se sont structurées en créant des directions du mécénat, souvent liées à leur direction commerciale même si elles en sont apparemment indépendantes, et ont construit de véritables politiques de mécénat d’entreprise. Près de la moitié de la dépense fiscale, estimée à 900 millions d’euros, est concentrée sur vingt-cinq entreprises. LVMH représente 8% de la dépense fiscale depuis 2004. Je vous invite à visiter le musée construit par Frank Gehry, c’est superbe ! La première annonce concernant le musée, en 2006, faisait état d’un montant de 100 millions d’euros. À la fin, la facture s’élevait à un peu plus de 900 millions, soit une augmentation des coûts supérieure à celles du Grand Paris Express ou de la Philharmonie de Paris, à cette différence que, sur ces 900 millions d’euros, 60% bénéficient de réductions d’impôts. Le musée a donc été financé pour plus de 500 millions d’euros par des crédits publics, sans que personne, à aucun moment, ait été au courant de l’évolution progressive de l’enveloppe ! »

Il achète tout et c’est à cela qu’on le reconnaît

Espionner un journal ? C’est 10 millions d’euros ! LVMH a conclu le 15 décembre 2021, un accord judiciaire avec la justice française : l’entreprise paye une amende de 10 millions d’euros, moyennant quoi, les poursuites judiciaires – visant LVMH dans l’espionnage de François Ruffin entre 2013 et 2016 alors qu’il était journaliste et tournait le documentaire « Merci Patron ! » consacré à Bernard Arnault[[La cour d’appel de Paris a débouté, mardi 31 mai, les demandes du député François Ruffin (LFI) visant à contester cet accord. François Ruffin a annoncé saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) afin qu’elle sanctionne « les manquements de l’État français dans son obligation de protection de la liberté d’expression et du respect de la vie privée ».]] – sont abandonnées.

S’installer à Polytechnique ? C’est 30 millions d’euros ? Le 8 novembre le conseil d’administration de l’école polytechnique a donné son feu vert à la vente d’un terrain au groupe de luxe pour y créer un laboratoire de recherche. Les discussions sont restées confidentielles pendant deux ans. Le projet de LVMH a été officiellement annoncé en juin 2022 et présenté en urgence au conseil d’administration en novembre. Parallèlement, Bernard Arnault faisait à Polytechnique un cadeau de 30 millions d’euros pour la rénovation du bâtiment « boite à claque » et de la galerie Navarre située sur l’ancienne emprise parisienne de l’école à deux pas du Panthéon[[Voir l’enquête de Khedidja Zerouali, « Polytechnique dans les filets de LVMH », publiée par Mediapart en juillet 2022.]]. L’affaire est cependant loin d’être jouée, comme le montre le précédent de TotalEnergie. Quant au projet d’installation à Saclay, il est tout à fait exemplaire de l’emprise de l’industrie du luxe et de l’économie de l’enrichissement. Et de l’incroyable prétention de son leader national à nous faire prendre des vessies pour des lanternes et « le luxe durable » pour une voie française vers la transition écologique[[Voir les analyses de l’association « Polytechnique n’est pas à vendre ».]].

 

Bernard Marx

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