Amérique latine : face à Trump, la gauche en ordre dispersé

Les pays latino-américains sont frappés de manière inégale par la hausse des taxes imposée par les États-Unis et doivent en plus gérer les expulsions de migrants ordonnées par l’administration. Désunis, les dirigeants agissent de façon isolée tout en évitant la confrontation avec Donald Trump.
Expulsions massives de migrants et tarifs douaniers inédits depuis des décennies sur les exportations des pays latino-américains : telles sont les principales menaces brandies par Donald Trump contre l’Amérique centrale et du Sud. Des promesses qui se concrétisent aux cent premiers jours à la Maison Blanche, à un rythme effréné. Le retour au pouvoir de Trump coïncide avec la présence de gouvernements progressistes dans plusieurs pays clés de la région. Pourtant, leur réponse demeure loin d’être unanime, et la coordination entre les pays menacés ne dépasse pas les déclarations de protestation.
Lors de son discours d’investiture, le nouveau président avait annoncé une vague d’expulsions de migrants en situation irrégulière, majoritairement latino-américains. « C’est une exacerbation des politiques traditionnelles des États-Unis. La sécurité et l’immigration ont toujours été une obsession des derniers gouvernements, analyse Anna Ayuso, chercheuse au Barcelona Centre for International Affairs (Cidob). Joe Biden menait une politique tout aussi dure en matière migratoire. » Durant sa dernière année au pouvoir, l’administration Biden a expulsé, en moyenne, 57 000 personnes par mois, soit 35% de plus que les déportations ordonnées par Trump lors de son premier mois à la présidence.
La véritable nouveauté réside dans la guerre commerciale lancée par le président milliardaire contre le monde entier, y compris l’Amérique latine. Après les tarifs douaniers imposés aux exportations provenant du Mexique – pourtant lié aux États-Unis et au Canada par un accord de libre-échange –, une nouvelle vague de mesures a été annoncée le 2 avril. Des droits de douane de 10% ont été instaurés pour la plupart des pays de la région, à laquelle la nouvelle administration états-unienne porte une attention accrue comparée à ses prédécesseurs.
« Pour sa première visite officielle, le secrétaire d’État Marco Rubio est allé au Panama, au Costa Rica, en République dominicaine et au Salvador, ce qui était une première, souligne Anna Ayuso. Hormis le Mexique, la région était reléguée au second plan de la politique étrangère américaine ces dernières années. Désormais, on observe un intérêt spécifique… mais en mal. »
Pour Luciana Cadahia, professeure de philosophie à l’Université nationale de Córdoba, en Argentine, il faut distinguer politiques migratoires et commerciales. « Les premières ont une teinte strictement idéologique et visent son électorat. Trump sait que ses soutiens sont majoritairement des Blancs de classe moyenne et populaire, imprégnés d’une logique suprémaciste. Montrer qu’on expulse des Latinos renforce cet esprit. » À l’inverse, « les mesures commerciales n’ont pas d’origine idéologique et ne ciblent pas spécifiquement les gouvernements progressistes : Donald Trump les applique sans distinction politique ».
De fait, la hausse générale de 10% a été imposée à toute la région, sauf au Mexique (avec qui Trump est en train de négocier de manière bilatérale), à Cuba (déjà sous embargo), ainsi qu’au Venezuela et au Nicaragua, frappés par des taxes encore plus élevées. Aucune exception n’a été faite pour les alliés, comme l’Argentine, en dépit du fait que son président, Javier Milei, adopte une position de « subordination » à Trump, explique Luciana Cadahia.
Outre les expulsions de migrants et la hausse des tarifs, Anna Ayuso anticipe un impact majeur du retrait de Usaid, surtout en Amérique centrale et aux Caraïbes. En 2023, l’agence de coopération internationale a distribué plus de 1,7 milliard de dollars dans la région, les principaux bénéficiaires étant la Colombie, Haïti et le Venezuela. De son côté, Luciana Cadahia considère que « l’interruption des aides de l’USAID joue paradoxalement en faveur de l’Amérique latine, car l’USAID a créé la logique des ONG, décapitalisant les états et promouvant l’idéologie du libre marché plutôt que des États forts et démocratiques qui bénéficient aux peuples ».
Des critiques mais pas de mesures concrètes
« Chacun agit de son côté », résume Anna Ayuso à propos de la réaction des gouvernements progressistes latino-américains face à Trump. « Leur point commun est qu’ils évitent la confrontation directe et cherchent à prévenir une guerre commerciale », explique celle qui est aussi docteure en droit international. L’exemple le plus frappant est celui de la présidente mexicaine, Claudia Sheinbaum. La cheffe d’État a accepté de déployer 10 000 soldats à la frontière pour bloquer les migrants, en échange d’une suspension des menaces de hausse des taxes douanières brandies par Trump.
« Plus de 70 % du commerce mexicain dépend des États-Unis : ils sont obligés de négocier. » Pour la chercheuse, le fait que Trump ait exclu le Mexique de la nouvelle vague de tarifs prouve que « la stratégie d’apaisement a marché, le lobby des industries états-uniennes étant plus affecté par les droits de douane avec le Mexique et le risque d’une récession aux États-Unis » si un mur d’impôts commerciaux était érigé entre la grande puissance et son voisin du Sud.
Le seul à avoir ouvertement, et brièvement, défié le chef d’État états-unien est Gustavo Petro. Le 26 janvier, le président colombien a interdit l’atterrissage d’un avion transportant des migrants expulsés et menottés. « Sa réponse a été forte, mais chaotique », commente Alejandro Mantilla, professeur de sciences politiques à l’Université nationale de Colombie. « À 3 heures du matin, Gustavo Petro a décidé d’interdire l’atterrissage. »
S’est ensuivi un échange d’attaques verbales entre les deux dirigeants, puis la menace américaine d’imposer un tarif de 25% sur les produits colombiens. Bogotá a finalement accepté de payer les vols à condition que les expulsés ne soient plus menottés. Une sortie de crise présentée comme une victoire par les deux camps. En mars, la secrétaire américaine à la Sécurité intérieure, Kristi Noem, a signé avec Gustavo Petro un accord sur l’échange de données biométriques, destiné à renforcer le contrôle migratoire. « Une trêve temporaire », selon Alejandro Mantilla.
Les présidents chilien et brésilien ont aussi critiqué Donald Trump. « Nous devons être préparés, mais nous n’allons pas nous prosterner ni supplier les États-Unis pour qu’ils renoncent », a déclaré Gabriel Boric à propos des possibles taxes sur le cuivre, principale exportation du pays andin vers les États-Unis. De son côté, Lula da Silva a dénoncé le « traitement dégradant » des migrants brésiliens expulsés. Dans le même temps, le Congrès brésilien a adopté une loi donnant au gouvernement des outils pour contrer les barrières commerciales états-uniennes.
Pourtant, ces actions n’ont pas été, pour l’instant, suivies de mesures concrètes. « Les dirigeants évitent l’affrontement direct et jouent la carte multilatérale, notamment le Brésil avec les Brics », explique Anna Ayuso. Le Brésil et le Chili ont annoncé des recours à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) contre les droits douaniers de Trump, à l’instar de la Chine, mais leur efficacité reste limitée : « L’OMC est paralysée, et ces procédures prennent des années ».
Une intégration régionale affaiblie
Au début des années 2000, plusieurs pays latino-américains gouvernés par la gauche avaient renforcé leur intégration pour résister aux États-Unis. « L’acte fondateur fut le rejet de la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) en 2005, à Mar del Plata, voulue par George W. Bush. Cela a lancé un mouvement souverainiste opposé aux politiques américaines », rappelle la chercheuse argentine Luciana Cadahia. Une unité dans laquelle le président vénézuélien Hugo Chávez a joué un rôle central.
« Le Venezuela a beaucoup œuvré pour l’intégration mais, aujourd’hui, il est un frein », estime Anna Ayuso, les progressistes étant divisés sur la situation du pays. « Lula a parié sur des élections pour réintégrer le Venezuela dans la région, mais cela n’a pas marché », tandis que Gabriel Boric s’est toujours frontalement opposé à Nicolás Maduro. Alejandro Mantilla abonde : « En théorie, Trump pourrait provoquer une unification tactique des progressismes, mais leurs divisions internes l’empêchent ».
Après son clash avec Trump, le président colombien et la présidente hondurienne, Xiomara Castro, ont tenté d’organiser une réunion de la Communauté d’États latino-américains et des Caraïbes (Celac) pour préparer une réponse commune. Mais des gouvernements conservateurs alignés sur la politique de Trump ont bloqué l’initiative. D’autres organisations régionales, comme l’Unasur et le Mercosur, sont aussi affaiblies. « L’Unasur a explosé. Lula a tenté de la relancer, mais le cas vénézuélien bloque tout. Quant au Mercosur, l’Argentine et le Brésil y sont désormais peu compatibles », explique Anna Ayuso.
L’imprévisibilité de la Maison Blanche complique encore plus la coordination. « Il faudra attendre le Sommet des Amériques en République dominicaine fin 2025 pour voir où va Trump et si des positions communes émergent », estime la docteure en droit public international à l’Université autonome de Barcelone. Pour l’heure, le Républicain fait face à une mosaïque de gouvernements divisés, qui tentent de protéger leurs économies et leurs migrants des effets du virage protectionniste et xénophobe américain.