« Syndrome méditerranéen » ou le racisme ordinaire à l’hôpital

Syndrome méditerranéen

Connaissez-vous le syndrome méditerranéen ? Il s’agit d’un « diagnostic » posé par certains soignants lorsque le patient est noir ou arabe. Du fait de sa couleur de peau, celui-ci aurait tendance à mentir ou à exagérer sa douleur. Une pratique, dangereuse, trop courante à l’hôpital.

Un patient se présente aux urgences d’un hôpital. Il se plaint de maux de ventre aigus. Le diagnostic n’est pas évident. Alors, au lieu de pousser plus avant les investigations, un verdict tombe : « syndrome méditerranéen ». Pour les béotiens, cela ne veut pas dire grand chose ou bien pis, cela sonne savant, comme toute réalité pseudo-scientifique. Mais pour les soignants, c’est parfaitement clair : cela veut dire que le patient invente ses symptômes et ses douleurs. On le laisse alors ressortir de l’hôpital alors qu’il couve peut-être une réelle et grave pathologie, ouvrant potentiellement la voie à des conséquences dramatiques. La seule et unique raison d’un tel traitement ? La couleur de sa peau. Le « syndrome méditerranéen » porte bien tristement son nom : c’est le fruit d’une représentation racialisée de certains patients par certains soignants et de leur prétendue appartenance à une culture de l’affabulation. Pour le dire vulgairement : si un patient est noir ou arabe, il aura forcément tendance à mentir plus qu’un autre.

Mais le « syndrome méditerranéen » est encore plus pratique que cela pour certains soignants : il peut aussi servir de prétexte à ce qu’on baisse les antidouleurs à un patient. « Sur une échelle de 1 à 10, il se plaint d’être à 9 mais, syndrome méditerranéen oblige, il doit plutôt être à 3 ou 4 ». S’ensuit donc une baisse corrélée de la prescription d’antalgiques, validée par l’équipe médicale… sur des bases scientifiques plus qu’incertaines et ce, alors même que la douleur peut véritablement être très importante. Encore une fois, ce sont de strictes (et fallacieuses) considérations phénotypiques qui vont amener les soignants à considérer que le patient se plaint plus qu’il ne devrait. Pour le dire vulgairement à nouveau : si c’est un patient est noir ou arabe, il aura forcément tendance à exagérer sa douleur.

Une stigmatisation raciste sans base scientifique aucune

Une analyse scientifique publiée dans le journal Médecine en janvier 2021 par Myriam Dergham et Rodolphe Charles, revient en profondeur sur le concept du « syndrome méditerranéen », son histoire, son utilisation et la manière de le déconstruire. Dénué de tout fondement scientifique ou réalité médicale empirique, le « syndrome méditerranéen » est une stigmatisation raciste qui visent spécifiquement des personnes dont certains soignants imaginent qu’elles viennent de pays d’Afrique du Nord ou d’Afrique plus australe, et qui va induire une conduite particulière dans la prise en charge du patient malade : le plus souvent, cela veut dire moins donner suite à leurs demandes, notamment dans l’administration d’antidouleurs.

Le recours à ce « syndrome méditerranéen » – dont peu de soignants français peuvent nier l’existence – est ancré dans notre histoire coloniale et migratoire. Dès les années 1950, lors des importantes migrations dites de travail depuis les anciennes colonies françaises, les travailleurs immigrés étaient déjà davantage suspectés de fraude que les travailleurs français lorsqu’ils s’adressaient à la Sécurité sociale pour être indemnisés pour des raisons médicales. Le philosophe et psychiatre Frantz Fanon le notait dès 1952 : le « syndrome nord-africain » était alors pour lui « une catégorisation des professionnels de santé sous-tendue par des stéréotypes racistes qui faisait du Nord-Africain […] un simulateur, un menteur, un tire-au-flanc, un fainéant, un feignant, un voleur ».

Aujourd’hui, la stigmatisation dépasse les stricts travailleurs immigrés : des glissements et des élargissements sémantiques du « syndrome méditerranéen » se sont opérés. Comme le note l’anthropologue Anne Véga dès 1993 : « Selon certaines infirmières et dans certains services, les malades de confession musulmane entraînent également une surcharge de travail dans les services : ils ont des comportements « agressifs », « ce sont des simulateurs, c’est le syndrome méditerranéen ». » C’est donc l’appartenance religieuse qui semble ici primer. Mais cet élargissement ne s’arrête pas là. Faisant fi de la définition même de l’adjectif méditerranéen, ledit syndrome s’applique aujourd’hui même à des patients dont on ne projette pas l’origine géographique autour de la mer Méditerranée : ce sont tous ceux dont certains soignants imaginent qu’ils viennent du continent africain qui sont maintenant stigmatisés.

Intersectionnalité des discriminations

Pire encore : le « syndrome méditerranéen » s’étend même aux personnes originaires de pays de l’Est. Un étudiant en médecine cité dans l’étude témoigne : « C’était un patient des pays de l’Est, Roumanie ou Albanie, un truc en « -ie ». Il venait d’apprendre qu’il avait un cancer, avec des métastases osseuses, le truc bien pourri quoi… Il avait mal, normal vu les métastases, donc il demandait de la morphine. Le médecin a dit que c’était un « syndrome méditerranéen » : donc pas trop de morphine pour lui. Bon, déjà on peut objecter le fait qu’il puisse avoir vraiment mal, parce que les métastases osseuses, apparemment ça fait vraiment mal. Mais en plus, le patient venait des pays de l’Est, et ce n’est pas du tout au niveau de la Méditerranée. Là je me suis dit que c’était juste un truc raciste pour dire que les étrangers énervent avec leur douleur ! »

Et une hépatologue d’un grand hôpital parisien d’ajouter : « Ce ne sont pas tant les personnes noires ou arabes en général qui sont stigmatisées que les femmes noires et arabes d’une soixantaine d’années qui sont les principales « victimes » du syndrome méditerranéen. » Les femmes se retrouvent, là aussi, aux premiers rangs des discriminés par le monde médical – situation qui a déjà été l’objet de campagne de sensibilisation, notamment par Osez le féminisme en 2018. Au racisme, il faut donc ajouter le sexisme : l’intersectionnalité des discriminations n’a jamais été aussi pertinente.

Pour une prise en charge singulière, sans racisme ni sexisme des patients à l’hôpital

En outre, comme le rappellent les auteurs de l’étude, il ne s’agit toutefois pas de pointer du doigt les soignants mais plutôt le racisme institutionnel de l’hôpital français. Car, bien évidemment, il n’est nulle part mention du « syndrome méditerranéen » dans les manuels de médecine ou dans les écrits produits par les professionnels de santé : la transmission de cette stigmatisation raciste se fait uniquement par voie orale, des seniors vers les juniors, dans le cadre de l’apprentissage, le tout validé par un environnement qui ne cherche pas suffisamment à déconstruire les stéréotypes racistes et sexistes. Comme l’affirment Myriam Dergham et Rodolphe Charles, « la catégorisation stigmatisante et raciste permet d’échapper, au mieux par fatigue, au pire par mépris, à l’effort d’une clinique sémiologique complexe (fonctionnelle ou psychosomatique) ou transculturelle »De facto, ils notent qu’il est plus facile de répondre à la question « Quelle est l’origine ethnique de ce patient ? » qu’à « De quelle maladie souffre ce patient ? ».

Pour autant, il ne faut pas nier l’importance de la différenciation dans la prise en charge des patients par les soignants : elle est éminemment souhaitable « pour offrir une prise en charge singulière aux patients selon des catégorisations opérées par les professionnels de santé, au prix d’une écoute attentive, respectueuse de la narration de l’histoire dans une langue avec laquelle le sujet-patient est habile, pour tenir compte de la complexité biopsychosociale et offrir une prise en charge différenciée offrant une plus-value à la clinique et aux soins ». Seulement, pour aller vers prise en charge une plus égale des patients, déconstruite des stéréotypes raciaux qui minent encore l’hôpital, il faudra passer nécessairement, et dès aujourd’hui, par l’affirmation d’un refus, aussi systématique que le racisme est systémique, par les soignants quelle que soit leur position dans la hiérarchie médicale, de toute utilisation du concept « syndrome méditerranéen ».

Le chemin vers l’égalité et la lutte contre le racisme pour un hôpital décolonisé est encore long.

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