La fête, transgression et transformation à repenser au sein de la gauche

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La gauche serait donc triste, une bande de peine-à-jouir, sans cesse à lancer des anathèmes à quiconque aime les apéros et les barbecues ? La pureté idéologique à tout prix. Et pendant ce temps-là, la droite s’amuse.

Le 16 octobre 2025, Jean Dujardin, invité du 20h de France 2, s’exprime : « Le problème, c’est quand on dit qu’on aime pas la France, on est rapidement taxé de facho. Qu’est-ce qu’il faut que je dise alors ? Que je suis rétrograde parce que je n’aime pas le pâté ? » Quelques jours plus tôt sur CNews, la députée RN du Var, Laure Lavalette, considérait que les gens de La France insoumise « n’aiment pas la France, ils n’aiment pas nos institutions, ils n’aiment pas Noël, ils n’aiment pas les sapins de Noël, ils n’aiment pas les barbecues, ils n’aiment pas Miss France […] ils n’aiment pas Sardou, enfin, ils n’aiment pas ce que nous sommes […] je les trouve triste moi. Moi, je ne trouve pas qu’ils respirent la joie. »

Derrière cette logorrhée absurde, une question sérieuse : la gauche aurait-elle perdu la fête et la joie de sa stratégie politique et militante ? Est-elle devenue trop morale au point d’abandonner tous ses plaisirs ? C’est du moins la raison que donnait Fabrice Lucchini pour ne pas voter à gauche sur TF1 dans l’émission « Sept à Huit » en septembre 2023 : « Moi je ne suis pas du tout de gauche. J’aurais beaucoup aimé, écoutez-moi ! J’aurais adoré ! Mais c’est un niveau d’âme et une supériorité humaine que je n’ai pas. » Ce que pointe l’acteur, c’est cette « ascèse morale » dont parle Michaël Fœssel dans Quartiers rouges. Ce dernier montre qu’à force de vouloir être irréprochable, on oublie d’être joyeux. Et surtout d’agir.

Michaël Fœssel rappelle pourtant que les grandes luttes, des Communards aux grèves de la joie de 1936, jusqu’aux gilets jaunes, se sont menées dans la joie collective, dans les usines et sur les ronds-points, dans la fête. Comme le disait la philosophe Simone Weil : « L’avenir, il ne faut pas l’attendre, il faut le faire ». L’action politique et le plaisir ne sont pas antinomiques : ils sont intrinsèques.

La fête, c’est pour les fachos

Pendant ce temps, l’extrême droite s’approprie ces symboles. Elle se pose en défenseur « du plaisir français » (Fœssel), du vin, du barbecue, face à une gauche caricaturée comme austère. Quand le député RN Frédéric Falcon s’oppose à l’interdiction de l’alcool à la buvette de l’Assemblée, il dénonce des « mesures d’inspiration islamiste »… Le rire et le banquet seraient de droite. Dans sa bataille culturelle, Pierre-Édouard Stérin œuvre à implanter la fête en rachetant le « Canon français ». Avec ses 320 000 abonnés sur Instagram, ces organisateurs de banquets géants promettent « la convivialité au service du terroir et du patrimoine », un mot d’ordre : « Festoyons ». Grandes nappes blanches, bouteilles de vins et de champagne à foison, charcuteries, drapeaux français et fanfares : les franchouillards se lèvent sur les tables, dansent du Aznavour ou du Sardou et boivent. « La joie est dans les choses simples, tous copains le temps d’un banquet », se définissent-ils. Comment est-ce que le Canon français, propriété de celui qui prévoit un plan pour lutter contre « les maux principaux (socialisme, wokisme, islamisme, immigration) pour sauver et servir la France », est-il devenu le défenseur d’une fête qui a longtemps été celle de la gauche ? Comment la gauche peut-elle se réapproprier la fête ? Peut-on, dans une fête de gauche, encore manger de la viande, boire du vin et chanter La Marseillaise ou doit-on réimaginer, réinventer ses plaisirs ?

Boum boum. Politiques du dancefloor d’Arnaud Idelon naît d’un tag anonyme trouvé dans les toilettes de la Station : « La fête, si elle est autre que la célébration d’une puissance collective, n’est que pure mascarade ». Dans son essai, il explore la fête comme le lieu-même de l’imaginaire. Définie comme une « mascarade », la fête est le lieu où les normes sont inversées, le lieu de l’enfant, de la métamorphose et de la découverte des interdits et le lieu du performer au sens que lui donne la philosophe Judith Butler : donner à voir une façon d’être au monde qui ne peut pas correspondre aux normes, par les comportements, le langage, etc. Elle est un « espace de rencontre des mondes sociaux, un espace d’altérité et de surprise ». Ce sont dans ces moments de joie que se pensent la lutte : c’est dans cet imaginaire que l’on peut penser la transformation du monde. Et ce monde s’oppose à celui des fêtes de Stérin. La fête est contagieuse, corporelle et dansante.

Les fêtes de Stérin, elles, prennent place dans des lieux, châteaux ou grandes demeures, déjà acquis et privatisés, elles célèbrent des événements qui correspondent à un esprit de la fête « commun » comme le banquet du 12 décembre en Vendée où « l’esprit de Noël se mariera parfaitement avec ce grand moment de partage et de fête aux couleurs de la Vendée », elles pensent réunir des gens « autour de valeurs communes » (L’Humanité, 9 novembre) alors qu’elles réunissent en réalité des « trentenaire blancs ».

Trouble à l’allégresse publique

À rebours complet, la fête comme grande « mascarade » prend lieu, parce qu’elle est une transgression des normes, dans des espaces qu’elle veut réinvestir. C’est pourquoi, elle est souvent médiatisée comme un trouble à l’ordre public, comme une fête qui ne veut pas réunir mais au contraire diviser. C’est vrai que la fête comme « mascarade » a toujours été pensée comme une contestation qui passe par une volonté de se réapproprier l’espace public. Les banquets de 1848 face à l’interdiction des réunions publiques, les fêtes underground en Angleterre dans les années 1970, les gilets jaunes qui ont « improvisé des barbecues sur des lieux condamnés » pour « détourner de manière joyeuse des espaces qui semblent avoir été construits pour encastrer la tristesse dans le paysage » (Fœssel). Ou même les fêtes secrètes pendant le covid en 2020. Encore ce dimanche 23 novembre, la police est intervenue pour déloger une free party dans une forêt en Gironde. Ces fêtes ont pour point commun d’être toutes considérées, du moins dans un premier temps, comme un trouble à l’ordre public. C’est pourquoi leur médiatisation leur enlève ce caractère joyeux et festif. Si pour autant elles ne sont pas toutes politiquement subversives (la rave party n’est pas politique), elles s’improvisent dans des lieux en y créant quelque chose de collectif.  

En mars dernier, Laetitia Saint-Paul, députée Horizons, proposait une loi à l’assemblée « visant à renforcer la pénalisation de l’organisation de rave-parties ». Les motifs ? « Lieux de dérapages où l’excès des substances et la perte de contrôle font oublier les véritables raisons de la fête ». L’Humanité rappelait que « même avant que cette loi ne soit ou non adoptée, les arrêtés préfectoraux pleuvent et interdisent les rave-parties de façon ponctuelle dans l’Hérault, la Haute-Marne, le Morbihan et l’Ille-et-Vilaine ». C’est sans doute dans ce paradoxe que la gauche peut réaffirmer sa stratégie politique de la fête : alors que la droite et l’extrême droite proposent de faire des fêtes traditionnelles, normées, encadrées, la gauche, elle, pense un monde qui conteste, fait unité et danse. La gauche manque sans doute de stratégies politiques sur la fête comme lieu d’appropriation et de résistance. N’est-ce pas ce qui la réunit chaque année à la Fête de l’Huma qui comptait cette année 610 000 participants (les fêtes de Stérin n’en compte qu’en moyenne 1500) ?

Sarah Durieux, militante féministe et autrice de Militer à tout prix (qui était l’invitée de La Midinale de Regards en mars dernier) écrivait en juin une tribune dans Libération appelant la gauche politique et militante à « ouvrir les portes plutôt que de faire passer un test de pureté à toute personne qui voudrait s’engager », à « défendre nos valeurs sans rien sacrifier, tout en élargissant le cercle de nos solidarités et en cherchant des alliés, pas des ennemis ». La gauche a des valeurs et des principes. Faire la fête, c’est la recherche de l’émancipation, c’est repenser les moyens d’inclure tout le monde dans ses cercles. La fête, c’est un moment de communauté, de présent et donc d’engagement. Dans leur vade-mecum Burn-out militant, Hélène Balazard et Simon Cottin-Marx écrivent : « Danser, chanter, rire sont des manières de symboliquement montrer que la joie et la paix vaincront ». Ils rappellent que des collectifs comme Planète BoumBoum, les réseaux CREFAD ou les karaokés de Solidaires à Marseille en ont fait une stratégie : lutter en dansant.

La fête doit redevenir une force politique. C’est en pensant la fête que la gauche réussira à se réancrer dans le réel. Dans son épilogue, Michaël Fœssel écrit que « le plaisir constitue […] une émotion sans laquelle un discours politique perd toute chance de rejoindre le réel ». Penser le futur, non pas dans le moralisme individuel ou dans la contrainte mais dans la démesure et dans le kiff collectif absolu : « C’est par là que les fêtes désorganisées, mais aussi les amours indifférentes aux frontières entre classes sociales, les bistrots improvisés sur les ronds-points, les poèmes écrits par les ouvriers ou les ruses gagnantes pour déjouer les absurdités managériales manifestent leur sens politique. Grandes ou petites, ces joies démontrent que tout, dans la société de consommation, n’est pas consommation ». En se réappropriant la fête dans sa stratégie politique, la gauche permettrait de lutter contre le libéralisme. Loin d’une rhétorique abstraite, elle rappellerait « la valorisation du fait d’avoir plus d’un seul corps, c’est-à-dire de ne plus attendre de sa seule force travail qu’elle paie ses jouissances, sépare une approche libertaire des mœurs d’une approche seulement libérale. » Et, « il y a des émotions joyeuses, conquises à la marge de la société et qui appellent sa transformation ».

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