Pourquoi il faut modifier la Constitution… d’urgence !
La crise que nous vivons n’est pas d’abord celle des institutions. Mais ces institutions l’amplifient et l’intensifient. L’enjeu constitutionnel ne doit donc pas être pris à la légère. Surtout quand la démocratie se porte bien mal chez nous et quand l’extrême droite est aux portes du pouvoir…
Quand la Constitution de 1958 est rédigée, son objectif est de mettre fin à l’instabilité gouvernementale qui était devenue l’image dominante de la Quatrième République. Dans l’esprit de ses rédacteurs, le rôle attribué au président de la République est le levier principal de cette stabilité. Il est « la clé de voûte des institutions » selon le « père » de la Constitution, le gaulliste Michel Debré. De fait, alors que les Constitutions républicaines précédentes commençaient par l’évocation du Parlement, le texte de 1958 met en tête celle du président.
Symboliquement, l’article 16 va jusqu’à lui donner le droit de suspendre le fonctionnement régulier des institutions et d’exercer des « pouvoirs exceptionnels » en cas de crise grave. La réforme de 1962, qui décide de son élection au suffrage universel, renforce son pouvoir de fait. Désormais élu par le peuple souverain, le président de la République peut se prévaloir d’une légitimité populaire au moins égale à celle de l’Assemblée nationale, en fait plus forte puisque concentrée sur un seul individu.
La stabilité enfin acquise ? Il est vrai que la Constitution de 1958 a d’ores et déjà dépassé en durée les lois constitutionnelles de 1875. Mais, malgré cette continuité, la France est entrée dans une phase de turbulences et de crises. Jusqu’en 1986, la majorité présidentielle et la majorité parlementaire tendaient à se confondre et, même après cette date, les élections législatives suivant une présidentielle ont eu l’habitude de conforter le choix d’un président, en assurant à son gouvernement une majorité à l’Assemblée nationale.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Majorité présidentielle et majorité parlementaire ne se superposent plus. Le spectre de l’instabilité gouvernementale est de retour et parasite le libre choix des acteurs politiques.
En outre, la dévalorisation de l’institution parlementaire, la prépondérance de l’exécutif et celle de ses administrations se sont accentuées au fil des ans. Elles vouent de plus en plus le premier ministre à n’être que l’exécutant en chef de l’Élysée et elles font du Parlement une simple chambre d’enregistrement, à la rigueur habilitée à exercer un contre-pouvoir, limité au jeu délicat de la censure.
Tout cela se produit dans un contexte européen et mondial où, au nom de la montée des périls, la pratique des institutions verse de plus en plus dans « l’illibéralisme », une manière rassurante de désigner le mouvement vers l’autoritarisme, la crispation nationaliste et le recul de la culture démocratique. Trump, Poutine, Milei, Modi, Meloni, Orban en sont des figures emblématiques ; en France, Le Pen et Bardella en incarnent une possibilité devenue très tangible. La France officielle tolère les brutalités policières, accentue la criminalisation des militants, se livre à la police des idées dans la recherche et à l’Université. L’Élysée nous habitue ainsi à la surdité des sommets, au mépris à l’égard de celles et ceux qui crient leur colère, à la désinvolture à l’égard des représentants élus. Cette dégradation ravit l’extrême droite. Elle attend son heure, elle qui, si elle parvient à ses fins, ne fera pas qu’aggraver l’existant, mais se prépare à une rupture radicale avec l’héritage de plus de deux siècles.
Changer la Constitution avant l’avènement du RN
Dès lors, il n’est pas possible de laisser sans réponse une double question : n’y a-t-il pas, dans la Constitution actuelle, des dispositions pouvant être utilisées à des fins non démocratiques ? Ne peut-on pas corriger certaines d’entre elles, pour limiter les effets du pire ?
Ce n’est certes pas parce que le président dispose de droits exceptionnels qu’il en fait nécessairement usage : l’article 16, celui qui permet au président de s’auto-saisir des pleins pouvoirs, par exemple, n’a été utilisé qu’une fois, au moment du « putsch des généraux » à Alger. En sens inverse, aucune bonne Constitution ne garantit l’impossibilité de glisser vers la dictature. La longévité de la Troisième République ne lui a pas évité de voler en éclat au moment de la débâcle française de 1940. La Constitution stalinienne de 1936 était dans les mots la plus démocratique du monde. Quant au Troisième Reich, il n’a pas eu besoin d’abolir la Constitution démocratique de Weimar pour mettre l’Allemagne au pas !
Ce n’est pas parce que le président dispose de droits exceptionnels qu’il en fait nécessairement usage : l’article 16, qui lui permet de s’auto-saisir des pleins pouvoirs n’a été utilisé qu’une fois, au moment du « putsch des généraux » à Alger. En sens inverse, aucune bonne Constitution ne garantit l’impossibilité de glisser vers la dictature.
Mais il n’empêche que les Constitutions pèsent dans l’imaginaire national et que leur cohérence contribue à façonner les structures profondes de l’esprit public. De bonne façon, quand elles vont jusqu’au bout de leur mission démocratique ; de mauvaise façon, quand elles corsètent la libre décision du peuple souverain.
Le temps est donc venu de revenir sur l’édifice constitutionnel. Au fil des années, les propositions à gauche n’ont pas manqué, jusqu’à évoquer l’idée d’une Sixième République. Elles n’ont jamais été véritablement discutées et n’ont pas fait l’objet de campagnes politiques. Il faudra bien pourtant remettre l’ouvrage sur le métier.
Mais, quand la tempête menace, on peut sans attendre se poser la question de savoir si, dans le texte actuel, n’existent pas des failles, des imprécisions, parfois des absences qui pourraient ouvrir la voie à des ruptures antidémocratiques profondes. En 1958, le PCF n’y allait pas par quatre chemins : « Les Oui à la Constitution seront des Oui au fascisme », proclamaient les affiches communistes pendant la campagne référendaire.
Les communistes avaient tort d’user de cette outrance, mais ils avaient raison de mettre en garde contre la possibilité, pour des dirigeants peu nourris de culture démocratique, d’utiliser certaines portions du texte constitutionnel pour nous faire glisser, d’une démocratie imparfaite, vers une carence totale de démocratie. Imaginez ce que pourrait donner le présidentialisme français avec un Trump à la tête de l’État.
Dans un livre récent1 et dans une interview qu’il nous a accordé, le constitutionnaliste Benjamin Morel dresse un bilan des failles les plus évidentes. Les fragilités ne manquent pas, selon lui, du droit élargi de dissolution aux flous du recours au 49.3, en passant par l’incroyable imprécision du « gouvernement démissionnaire », par la référence explicite à l’état de siège (article 36) et par les recours (non constitutionnels mais rendus possibles par la loi) à l’état d’urgence, sans oublier la pratique tout aussi incertaine des ordonnances pour contourner le Parlement et, plus encore, les procédures de révision de la Constitution (article 11). Le constitutionnaliste nous rappelle ainsi avec raison que la Constitution actuelle n’est pas à la hauteur des exigences émancipatrices qui sont notre bien commun depuis 1789. Elle ne nous protège pas contre le retour en arrière, en deçà même des Lumières comme le proposent un peu partout les hérauts du trumpisme. Entre de mauvaises mains, elle peut même nous entraîner durablement vers la débâcle de la démocratie.
Or, il n’est pas vrai que l’esprit démocratique est désormais atone et que le vent pousse inexorablement aux capitulations honteuses de quelques-uns. Il est des forces dans la société, qui n’attendent que le signal d’un sursaut. Sans renoncer à la nécessaire refonte constitutionnelle, mais sans s’y risquer sans le temps long d’un débat démocratique approfondi, les parlementaires pourraient donner ce signal et s’accorder au plus vite pour mettre en place les garde-fous qui s’imposent.
- Benjamin Morel, Le nouveau régime. Ou l’impossible parlementarisme, Passés composés/Humensis, 2025 ↩︎
La constitution soviétique de 1936 n’est pas une constitution stalinienne. C’est une constitution communiste.