La France serait un pays de « flemmards », incompétents et improductifs. Voilà sur quelle base le gouvernement, le patronat et tous leurs chiens de garde entendent justifier leurs réformes régressives.
Sur son compte Twitter, Mathieu Cocq, responsable du pôle économique de la CGT, avertit : « La stratégie patronale va désormais redéployer vers la question du « trop faible nombre d’heures travaillées » ».
Bon il y aurait trop à dire sur le fond de cette tribune, mais retenons le point essentiel: la stratégie patronale va désormais redéployer vers la question du « trop faible nombre d’heures travaillées ». À bon entendeur… https://t.co/fiviwxqZ5D
— Mathieu Cocq (@Mathieu_Cocq) November 15, 2022
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Il cite une tribune du directeur du Cercle de l’épargne, Philippe Crevel, parue le 15 novembre dans Les Échos : « Derrière nos nombreux problèmes, des déserts médicaux à la bataille contre le réchauffement climatique en passant par la lutte contre la pauvreté et la dégradation de la qualité des services publics, ce qui manque le plus, ce n’est pas l’argent, mais bien le travail ! »
Sans doute Mathieu Cocq a-t-il été alerté par la conjonction de cette tribune avec celle d’Hypolite d’Albis, étoile montante des économistes français, publiée dans le même journal cinq jours auparavant et sobrement intitulée : « La France le pays où l’on travaille le moins ».
La veille, lundi 14, Dominique Seux avait benoîtement éditorialisé sur France Inter sur la question « Les Français sont-ils devenus flemmards ? » Il citait une étude des enquêteurs de l’Ifop, pour le compte de la Fondation Jean Jaurès, parue le 11 novembre, sur les effets de la crise sanitaire sur « l’état d’esprit, la motivation et le rapport à l’effort » des Françaises et des Français. La note, a commenté Dominique Seux, « avance, en vrac, (sic) divers éléments : la perte de sens, l’omniprésence des process et des impératifs financiers des entreprises, les open spaces et le flex office ». Autant de sujets, selon lui, visiblement mineurs par rapport à LA question où il veut en venir : « La baisse du temps de travail a par définition aussi un effet mécanique sur sa place ». En clair, le gros bon sens selon lequel moins on bosse longtemps et moins on veut bosser. Et de citer, sans le nommer, l’argument clé d’Hypolite D’Albis : « Selon toutes les données indiscutables de l’OCDE, la France est LE pays, parmi tous, qui, au total, travaille (tous âges confondus) le moins ».
Préférence française pour ne pas travailler assez longtemps
L’affaire est donc suffisamment importante pour essayer d’y voir un peu plus clair. Prenons l’argumentaire en quatre temps d’Hypolite D’Albis. Il peut servir de référence :
- La France est le pays où l’on travaille le moins. La preuve : le nombre d’heures travaillées rapportée à la population totale habitant la France (610 heures par habitant, soit 3 mois et 16 jours par an) est plus faible que chez tous nos voisins. Pire encore, la tendance chez nous est à la baisse alors qu’elle est à la hausse dans d’autres pays et notamment en Allemagne.
- Le PIB par habitant et, plus prosaïquement, « la myriade de biens et services que tous consomment et apprécient », comme « l’enseignement des élèves » et « les pâtisseries », n’est rien d’autre que le produit des heures travaillées par la productivité du travail.
- La productivité « connait un déclin relatif depuis plusieurs années ». C’est, affirme Hypolite D’Albis, « un problème de compétences ». Et donc, ça va prendre du temps pour l’améliorer.
- Du coup, si on veut que ça marche mieux en France et si, tous, nous voulons consommer et apprécier davantage d’enseignements d’élèves, de pâtisseries et d’autres biens et services en tout genre, une seule solution : en finir avec ce « choix collectif de continuer à moins travailler ». Si non, « il ne faut pas espérer conserver tous les avantages que l’on retire du travail des autres ».
Mensonges statistiques
Le critère statistique invoqué du nombre d’heures travaillées rapporté à la population totale – et non à la population en âge de travailler – est particulièrement foireux. Les statistiques internationales prennent les 15-64 ans, ce qui est déjà très limite concernant les 15-20 ans et les plus de 62 ans… Et cela choque d’autant plus qu’Hypolite D’Albis est directeur de l’École des Hautes Etudes en Démographie. Or, si les gens en âge de travailler représente une part plus importante de la population, cela fait mécaniquement augmenter le temps de travail rapporté à la population totale. Et inversement. Et, justement, selon la Banque mondiale et l’OCDE, en France, les 15-64 ans pèsent au moins trois points de moins qu’en Allemagne, en Espagne ou en Irlande.
La question posée n’est donc pas celle de la France championne de l’OCDE du travailler moins longtemps, mais celle du fait que les actifs devraient éventuellement travailler plus pour compenser une démographie qui maintient une part de population jeune relativement plus dynamique.
Encore faut-il bien diagnostiquer la question du temps de travail rapporté à la population active. Cela dépend de la mesure du temps de travail pour tout un ensemble de professions. Pas sûr du tout que le temps de travail des enseignants (souvent pris comme exemplaire du travailler trop peu à la française), des soignants ou des travailleurs indépendants par exemple, soit correctement comptabilisé dans les statistiques et les comparaisons internationales qui sont utilisées par nos pourfendeurs de flemmardise française.
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Au-delà, cela dépend bien entendu de la part de la population active ayant effectivement un emploi (ce qu’on appelle le taux d’emploi), de celle qui est totalement au chômage et de celle qui a un sous-emploi. En France, le taux d’emploi est bas pour les jeunes et les plus de 55 ans. Le taux de chômage officiel (7,3%) est supérieur à la moyenne de l’OCDE et le sous-emploi est élevé.
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Le mal n’est pas que les Français sont des flemmards et qu’ils doivent travailler plus longtemps. La bonne question est : comment faire pour qu’ils soient plus nombreux à travailler, qu’ils travaillent plus à plein temps, et qu’ils travaillent mieux ?
La productivité n’est pas une mince affaire
L’équation « Biens et services produits = Quantité de travail x Productivité du travail » est juste. Mais elle est insuffisante. Le ralentissement de la croissance de la productivité du travail ne concerne pas seulement la France mais tous les pays capitalistes développés.
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Ce n’est donc pas un problème spécifique de compétences des travailleurs en France. C’est un débat qui mérite beaucoup mieux que cela.
La « promesse » du capitalisme, c’est l’amélioration de la vie sur Terre et l’amélioration des conditions d’existence des populations grâce à la dynamique des forces productives et de la productivité supposée être supérieure à tout autre système socio-économique. Si la productivité ne répond plus, malgré les progrès techniques et les vagues d’innovations censées l’impulser, la promesse tombe d’autant plus que pèse la loi d’airain des profits. Les gens doivent alors travailler plus longtemps et gagner moins. Et au bout du compte, il n’y a pour la grande masse d’entre eux, ni plus de pâtisseries, ni plus d’enseignement de leurs enfants, ni plus de soins, ni plus de loisirs et de partages sociaux et culturels.
C’est bien là tout le sens de la politique d’Emmanuel Macron. Il prétend contourner le déclin la productivité par les réformes régressives des retraites, du chômage, de l’enseignement professionnel et la non indexation des salaires. Tels sont les enjeux de cette nouvelle campagne sur la soi-disant préférence française pour travailler (trop) peu[[Voir Romaric Godin : « En défendant le « travailler plus », le macronisme s’ancre dans le conservatisme ».]].
Espérons que la contre-attaque continue de s’amplifier. Les fronts possibles et complémentaires sont en tout cas multiples : depuis la nécessité évidente de redonner du sens au travail[[Voir Thomas Coutrot et Coralie Perez : Redonner sens au travail. Un aspiration révolutionnaire, Seuil, septembre 2022.]], d’abaisser le temps de travail et d’augmenter les emplois dans les services vitaux et la production des biens communs de l’éducation et de la formation, de la santé, de la culture. Jusqu’à la mise en cause des surcoûts du capital, des profits et des inégalités indécentes. En passant par un redéploiement de l’économie non plus régi et régulé par la rentabilité, mais par la satisfaction des besoins, une vie décente dans et par son travail, une planète sauvegardée et un monde partout vivable.