Quand la justice anticarcérale transforme les violences sexistes

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À rebours des réactions hâtives à « l’affaire Bayou », la militante féministe Elsa Deck Marsault dresse le portrait fouillé d’une justice inventive qui prend en charge les victimes comme les auteurs de violences : la justice transformative.

La direction des Écologistes a-t-elle bien géré l’affaire Bayou ? La question a fait le tour des plateaux télé la semaine dernière, et les réponses apportées ont été aussi hâtives que peu documentées. Pourtant, certain·es pensent la gestion de la violence dans les milieux militants depuis des années déjà. Elsa Deck Marsault a co-fondé Fracas, un collectif féministe qui aide à la résolution des conflits dans les cercles militants. Dans son essai Faire justice. Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes (Éditions La fabrique), elle décrypte les mécanismes d’exclusion des auteurs de violence et propose de nouvelles méthodes de gestion de crise. Un ouvrage nuancé dont on a peur de caricaturer le propos, à l’heure où les idées réactionnaires et la dénonciation de la cancel culture fleurissent dans les médias.

Pour penser les limites de nos gestions intracommunautaires, il faut décortiquer le système dans lequel elles s’inscrivent. Si les collectifs peinent avec la gestion de la violence, c’est avant tout parce qu’elles s’inspirent encore beaucoup de notre système pénal. Dans une logique punitive, la violence n’est analysée que par deux prismes : celui de la personne qui accuse, et celui de la personne qui est accusée. Cette violence est dépolitisée. Elsa Deck Marsault invite plutôt à chercher son caractère systémique pour éviter qu’elle ne se répète.

La justice telle qu’on la connaît est pensée pour statuer sur un conflit, pas pour réparer les individus. Le procès est celui de l’accusé, pas celui de la partie civile. Les besoins de cette dernière ne sont donc pas au cœur de la réponse judiciaire : « Le système pénal est prescriptif : il nous dit quoi penser de nos histoires, quoi en dire et quoi espérer comme dénouement. » Prendre en compte les attentes de chacun·e évite d’apporter une réponse générique à un acte violent qui n’a pas les mêmes répercussions d’une personne à l’autre. Une justice qui s’exerce donc à petite échelle, au sein des communautés, des entreprises, des cercles militants. Elsa Deck Marsault sort aussi le collectif de la position attentiste dans laquelle il se place naturellement, précisant que les classes opprimées ne doivent plus laisser « les clés de leur émancipation au pouvoir en place. »

S’émanciper du réflexe punitif

Lorsque la situation de violence se produit dans un cercle militant, l’apaisement des tensions peut s’avérer plus complexe que dans une organisation apartisane. Quand on est militant·e, a fortiori de gauche, lorsque l’on mène des combats contre les discriminations et que l’on porte des valeurs d’équité, il est naturel de réagir de manière épidermique à une situation d’oppression. « Quand on créé un collectif, il vaut mieux penser un code de conduite qui correspond aux valeurs défendues. Les comportements qui ne sont pas sanctionnés par la loi, mais qu’un collectif trouve moralement inacceptables, il faut les écrire quelque part, que le cadre soit clair dès le début. », analyse Caroline De Haas, directrice associée du groupe Egaé, dont l’une des missions est d’accompagner la gestion des violences dans les entreprises et les institutions.

Lorsqu’elles ne sont pas à l’origine de la violence, les relations de pouvoir peuvent a minima l’encourager. Domination de classe, de race, de genre… Au sein d’une organisation politique par exemple, il est plus rare de voir une jeune militante violenter un cadre du parti que l’inverse. Pour Caroline De Haas, le recours à la sanction est parfois nécessaire : « Je pense que sur les gens qui ont du pouvoir – et en tant que dirigeante d’une entreprise, j’en fais partie – il faut avoir la possibilité de mettre une forme de pression pour rééquilibrer le rapport de force. Un homme peut se sentir obligé de changer de comportement par peur de perdre son poste ou son statut, même s’il considère que les accusations dont il fait l’objet ne sont qu’un grand délire féministe. »

À l’image de notre système judiciaire, la gestion des violences dans les cercles militants emprunte souvent un chemin punitif. Selon Elsa Deck Marsault, certaines pratiques très répandues sont à proscrire pour une résolution de conflit durable. Le call out (fait de dénoncer quelqu’un publiquement en le nommant) en une. Aux vues de ses expériences de terrain, Elsa Deck Marsault note que cette méthode ne permet pas de traiter l’origine de l’incident, et ajoute de la confusion si les violences ne sont pas clairement nommées. « Il me semble que le call out devrait être le dernier recours et utilisé principalement quand existe une grande disparité de pouvoir entre la personne victime et celle autrice de violence (…) lui permettant d’échapper à tout autre processus de justice ». Force est de constater que le call out est souvent l’un des premiers réflexes face aux violences sexistes et sexuelles. Pas par esprit de vengeance, mais plutôt parce qu’aucun autre levier d’action efficace n’est proposé aux victimes. 

Quand l’auteur de violence est exclu de son cercle militant, les rares personnes qui acceptent le dialogue avec peuvent aussi l’être par effet de contagion. De nombreux travaux universitaires prouvent pourtant que celles et ceux qui prennent en charge le travail de pédagogie, de discussion et de care dans la société sont souvent les personnes minorisées. En coupant le lien avec, nous prenons le risque de les isoler encore plus. L’autrice se frotte ici à une question épineuse pour les milieux militants : doit-on instaurer un dialogue avec l’agresseur ? Pour Elsa Deck Marsault, la réponse ne peut être que positive. C’est même la base du système de gestion de crise qu’elle défend : la justice transformative.

Vers une justice transformative

À l’origine de la mise en place, par des communautés queer ou racisées nord-américaines, la justice transformative a été pensée pour éviter le recours aux instances policières et judiciaires discriminantes. Elle regroupe un ensemble de pratiques non punitives qui visent à transformer un acte de violence en prise de conscience collective pour endiguer les mécanismes de domination. S’interroger sur l’environnement dans lequel ont lieu les comportements dangereux, c’est mettre en lumière le continuum des violences, documenté depuis des années par les chercheurs·euses et militant·es féministes.

La justice transformative invite la communauté à prendre une part active dans le processus de réparation. Trois leviers d’actions sont utilisés simultanément : l’intervention auprès de la victime pour s’assurer qu’elle est entourée et que l’on répond à ses besoins, le dialogue avec l’agresseur afin de connaitre ses attentes, et la réunion en communauté pour s’interroger sur son fonctionnement collectif. Le deuxième point est sûrement celui qui crispe le plus les milieux militants. Selon l’autrice, le dialogue avec l’auteur de violence est indispensable pour l’amener vers un processus de réparation et de responsabilisation. L’empathie envers l’agresseur est difficile à considérer d’un point de vue féministe dans une société déjà très indulgente à l’égard des dominants. Dans les processus de justice transformative, cet effort n’incombe pas à la victime mais à la communauté.

Sans revendiquer des méthodes transformatives, Caroline De Haas a participé à l’élaboration d’un processus de réparation qui semble s’en inspirer. Depuis février 2024, son agence de conseil travaille avec la Fondation Emmaüs. D’abord pour rendre un rapport sur les faits de violences dont est accusé l’abbé Pierre, puis pour proposer des pistes de prise en charge des victimes. Emmaüs a mis en place un dispositif de soutien psychologique, a organisé des rendez-vous avec les victimes, des cercles de paroles et travaille à un dispositif d’indemnisation. Dans ce cas de figure, la justice pénale n’avait aucun levier d’action : la personne accusée est morte, et celles qui auraient pu être au courant ne peuvent plus être poursuivies du fait des délais de prescription. Ici, ce n’est pas le cadre de l’institution judiciaire mais celui du travail collectif qui permet d’entrevoir des ébauches de réparation pour les victimes.

Idéalement, la justice transformative se met en place sur le temps long pour permettre au collectif un travail de fond. Dans la pratique, les réseaux sociaux, les médias ou les prochaines échéances électorales permettent rarement aux collectifs militants de prendre une décision qui ne sera pas influencée par la pression du groupe. Contrairement à ce que la justice pénale propose, les dispositifs transformatifs permettent de créer une culture commune du conflit et une amélioration constante du système dans lequel s’inscrivent les violences. Les collectifs gagneraient alors à publiciser leurs processus de réflexion et de transformation. En réalité, les cercles militants préfèrent souvent laver leur linge sale en famille pour ne pas entacher leur image.

À la lecture du livre d’Elsa Deck Marsault, on se dit que la justice transformative est capable d’endiguer les mécanismes de domination qui régissent nos rapports humains. On voit cependant difficilement comment elle pourrait se diffuser largement, notamment parce qu’elle demande un long travail d’accompagnement. Du temps bénévole, peu compatible avec un quotidien rythmé par les journées de travail et une organisation productiviste dans laquelle chaque minute doit être rentabilisée. En plus de réformer la justice, le processus transformatif nécessite donc de repenser notre système économique. Documenté, complexe, riche d’une expérience de terrain, Faire justice invite à penser contre soi-même, mais ne permet pas de répondre à la question à laquelle se heurtent les collectifs féministes au quotidien : comment mettre en place un processus de réparation quand un agresseur refuse de reconnaitre les violences qu’il a perpétrées ?

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