Godard, ma reine d’Angleterre à moi

Chronique nostalgique d’Arnaud Viviant.

Reproduite dans le catalogue du Centre Pompidou pour l’exposition qui lui est consacré en 2006, cette lettre de Jean-Luc Godard date de l’année de ma naissance : 1963. Je suis né avec la mort du cinéma parce que je suis né avec la naissance de la télévision, comme nos millenials sont nés avec la mort de la télévision parce qu’ils sont nés avec le smartphone. « Au cinéma on lève la tête, pour regarder la télévision on la baisse », avait coutume de dire Godard. Avec le portable, c’est pire : regardez une rame de métro, un wagon de ce qu’il nous reste de la SNCF : toutes ces têtes baissées, ses nuques pliées, ces dos courbés de pénitents, de condamnés à quelque mort qu’ils acceptent. Quand allons-nous relever nos têtes, nos chefs comme on disait autrefois, pour regarder le ciel, la lune, les montagnes au lieu de leurs reproductions pixelisées sur un écran qui ne cesse de rapetisser comme le cadre de nos vies ?

 

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Funèbre comme un éclat de vie, c’est-à-dire funèbre comme la mort en noir et blanc de Belmondo au petit matin dans une rue de Paris, le cinéma de Godard n’a jamais eu qu’un seul sujet : la fin de l’image. Toute sa vie, il aura filmé une civilisation à bout de souffle qui s’était mise à exister à l’aube du christianisme et qui a pu être appelée, à juste titre, la civilisation de l’image. Godard ne faisait pas du cinéma ; il faisait des images. On ne sait plus ce que c’est à l’heure où l’on parle. On n’en a plus idée, on est passé à autre chose, au multivers, à l’avatar, à l’émoticône, à l’image d’une image d’une image jusqu’à ce qu’elle ne soit plus digne d’être nommée. Militants ou pas, politique des auteurs ou pas, tout le cinéma en hauteur de Godard se veut d’emblée, et catégoriquement, un acte de résistance à la mort du cinéma, « de la vérité vingt-quatre secondes par images », c’est-à-dire de ce qui existe encore parmi nous de réel, de vivant avec cet instant d’éternité qui dure et vous enveloppe jusqu’à ce que les lumières se rallument dans la salle.

Bonne lecture.

 

* * *

 

« Paris, 9 avril,

Chers amis de l’Est, comme il m’aurait plu d’être avec vous ce soir pour parler de cinéma. Car, si le cinéma est en train de mourir, tué par ce que Roberto Rossellini appelle la culture industrielle, nous, de l’Ouest, nous ne sommes pas morts et vous non plus j’espère : oui, le cinéma est en train de mourir, à Hollywood, à Rome, à Londres et ailleurs où on l’a déjà enterré avec de beaux et tristes discours. Mais vous et moi savons qu’il n’est pas encore tout à fait mort, qu’il respire encore faiblement. Où ? Dans notre cœur qui battra toujours pour lui à vingt quatre images secondes. Cette modeste flamme qui hier encore incendiait le monde à coups de stars et de millions, il ne tient plus qu’à nous qu’elle ne s’éteigne définitivement. Mais ni vous ni moi ne le permettront, car cette flamme n’est rien d’autre que notre vie elle-même. Nous représentons le cinéma parlant (et notre ambition doit être inversement proportionnelle à notre modestie) comme Griffith et Eisenstein ont un moment représenté le cinéma muet. Et je ne choisis pas par hasard de dire : cinéma parlant plutôt que cinéma. Car cinéma parlant veut dire : cinéma qui parle, et cinéma dont il faut parler. Et ces heures de défaite et d’illusions qu’ils traversent, il est aussi important de faire des films que d’en parler. Voilà pourquoi il m’aurait plu d’être avec vous ce soir, de soutenir le vaillant Henri Langlois dans son combat, bref : de parler de cinéma.

Souvent, des jeunes garçons viennent me voir. Ils veulent savoir comment faire pour devenir metteur en scène, quelle filière suivre pour entrer dans le « milieu ». Eh bien, justement, dans le cinéma, il n’y a pas de milieu, il n’y a que des extrêmes, il n’y a pas de règles, il n’y a que des exceptions. À ces jeunes garçons qui me supplient de les engager comme assistant pour apprendre, je dis : il n’y a rien à apprendre, ou plutôt si, mais pas comme vous croyez. Un assistant, c’est un esclave. Donc, ne devenez pas des esclaves. Si vous voulez faire des films plus tard, faites-en donc tout de suite avec n’importe quoi, sur n’importe quel sujet, car tout ce qui est sur la terre et dans le ciel fait partie du royaume des hommes, et doit donc être filmé. On vous propose sur les fourmis, sur les casseroles, sur les locomotives, ne refusez pas en disant que vous avez envie de filmer l’Iliade ou les Illusions perdues ou je ne sais quels autres grands sujets. Au contraire, acceptez, et filmez les fourmis, les casseroles, les locomotives, avec tout votre cœur, votre intelligence, toute votre ambition. Pensez que vous êtes en train de faire le film le plus important de l’histoire du cinéma. Votre technique est certainement inférieure à celle d’un Rembrandt ou d’un Shakespeare, mais votre passion doit être égale. J’ai toujours à l’esprit à ce propos cette phrase d’Ernst Lubitsch : « Commencez par filmer des montagnes, alors vous saurez filmer des hommes ». J’aurais voulu parler de tout ça avec vous, ce soir, pour vous remercier de votre invitation. Ce qui me console, de toutes façons, c’est de savoir qu’il y a toujours quelque part dans le monde, à n’importe quelle heure, quand ça s’arrête à Tokyo ça recommence à New York, à Moscou, à Paris, à Caracas ; il y a toujours, dis-je, un petit bruit monotone mais intransigeant dans sa monotonie, et ce bruit, c’est celui d’un projecteur en train de projeter un film. Notre devoir est que ce bruit ne s’arrête jamais. »

 

Arnaud Viviant

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