Le trumpisme, la mondialisation et le chaos
L’arrivée aux commandes de Donald Trump peut être l’occasion d’un redoutable tournant dans l’équilibre du monde. Pas seulement parce que les États-Unis restent la première puissance mondiale… En fait, l’alliance étrange incarnée par le couple de Trump et d’Elon Musk ouvre la voie à une nouvelle configuration du capitalisme mondial et, au-delà, à une possible bifurcation dans le sens de l’histoire.
Dans un entretien accordé à la revue Alternatives économiques, l’économiste Pierre-Yves Hénin avance l’idée que le futur hôte de la Maison blanche élève au rang de modèle dominant un « national-capitalisme autoritaire » ou NaCa (1).
Un nouveau capitalisme ?
La notion permet d’englober, dans un ensemble cohérent, une masse considérable d’éléments au départ désaccordés. La première place revient bien sûr au nationalisme de puissance, celui de la pensée MAGA (Make America Great Again) et de la nostalgie impériale. Elle se raccorde désormais à l’évolution autoritaire de nombre de démocraties, renforcée aux Etats-Unis par la méfiance originelle à l’égard de l’État fédéral. Elle y ajoute le glissement progressif de la conflictualité démocratique vers un agonisme brutal, où l’adversaire d’hier devient l’ennemi qu’il faut contenir ou détruire par tous les moyens, y compris le mensonge (les fake news) et la violence.
Elle se complète par la porosité explicite entre l’institution politique et un monde de l’économie concentré à l’extrême. Au cœur du processus que l’État se propose de soutenir massivement, l’économie de la guerre fonctionne plus que jamais comme le grand stimulant de la recherche et d’une croissance prédatrice, tandis que les méga-barons de l’information imposent leurs normes, indissociablement économiques et idéologiques, à l’ensemble des acteurs principaux, quelles que soit leurs nationalités.
Ainsi se parachève une évolution que Pierre-Yves Hénin synthétise en reprenant à son compte une formule du fondateur de Paypal, Peter Thiel : l’évolution libérale « a transformé l’expression « démocratie capitaliste » en un oxymore », c’est-à-dire une contradiction absolue dans les termes. La continuité de la sphère publique et de l’entreprise oligarchique et autocratique se prolonge en porosité entre les valeurs démocratiques présumées de l’Occident et les dérives non-démocratiques qui s’installent dans l’espace public. Devenu porte-parole du trumpisme, Musk se fait sans pudeur le chantre des extrêmes-droites européennes qui, en retour, ne manquent pas de saluer le nouveau cours annoncé de l’administration étatsunienne.
Les limites d’un concept
Le concept de « national-capitalisme autoritaire » nous met en garde contre un phénomène qui va désormais bien au-delà du conservatisme républicain d’hier et même de la « contre-révolution libérale » des années Reagan. En proposant des clés pour penser globalement la rupture qui se dessine outre-Atlantique, il nous incite à prendre la mesure du danger, en l’appréhendant dans ses logiques englobantes. Le concept mérite donc un examen sérieux. En l’état, il suscite toutefois quelques doutes et interrogations.
Il souligne ainsi, à juste titre, l’importance de ce marqueur idéologique et affectif que constitue le nationalisme. Mais il sous-estime en même temps le fait que ce nationalisme généralisé et la notion de souveraineté qui en découle ne sont que les masques du grand retour explicite des ambitions impériales et de l’équilibre-déséquilibre provoqué par le heurt assumé des puissances. Plus encore qu’au début du XXe siècle, le néo-nationalisme est l’habillage d’un échec, celui de la « mondialisation » et d’un essoufflement, celui de l’utopie mondialiste. Il n’est que la forme condensée et parachevée du glissement, de la régulation par la « concurrence libre et non faussée » vers une régulation alternative reposant sur le heurt des puissances principales, dans un monde où « l’état de guerre » est devenu la norme.
Considérant que le NaCa a trouvé ses premières expressions dans la Chine, la Russie, la Turquie, le Brésil et la Hongrie, Pierre-Yves Hénin tend à faire de l’autoritarisme une simple extension en Occident des méthodes héritées du « totalitarisme » d’hier. Il ignore que la remise en cause du libéralisme historique a trouvé ses racines dans une crise de la référence démocratique, apparue dans le monde occidental au milieu des années 1970. Elle a débouché dès 1975 sur l’idée que la démocratie représentative classique était épuisée et devait laisser la place à de nouvelles régulations regroupées autour de la notion de « gouvernance » technocratique. De plus en plus autoritaire face à des crises elles-mêmes de plus en plus systémiques, cette gouvernance a glissé vers les aspirations à l’ordre et aux libertés légalement restreintes. Ainsi, au nom d’un refus de « l’angélisme », se creuse un écart grandissant avec le libéralisme classique, au risque de ce que l’on appelle trop pudiquement « l’illibéralisme », qui n’est rien d’autre que la négation de la démocratie.
D’autre part, la cohérence du nouveau modèle trumpien ne doit pas laisser dans l’ombre les contradictions de son déploiement. Dès son investiture, Donald Trump a pris les mesures flattant son électorat le plus radicalisé mettant en scène pour le monde entier sa détermination. Elle ne peut que renforcer les inquiétudes voire la terreur. Mais pour que son projet puisse se déployer dans toutes les dimensions il devra faire ses preuves face à l’épaisseur du réel. Or ce réel est aussi celui des interdépendances planétaires contraignantes, celles des effets destructeurs possibles d’une bulle financière non maitrisée, celles du caractère explosif des inégalités, celle des risques propres à la nouvelle flambée de la course aux armements, sans compter les dérèglements désormais tangibles de la crise climatique.
Le nouveau Président devra compter sur les contradictions maintenues au sein du territoire étasunien, où sa nette victoire est moins le résultat d’un gain de mobilisation des républicains que d’un effondrement du camp démocrate.
Il devra en outre assumer l’évolution d’un monde où la guerre froide entre systèmes a laissé la place au face-à-face, à la fois réel et fantasmé, d’un « Occident global » et d’un « Sud global ».
Les réactions face aux grands conflits en cours, guerre en Ukraine et affrontements israélo-palestinien, ont montré l’importance et les risques de ce dualisme résurgeant. Une fois de plus, il peut pousser les grands courants d’opinion à « choisir leur camp », par conviction profonde ou par résignation. En cela, le « national-capitalisme » risque de n’être en pratique qu’un nationalisme limité par l’équilibre instable entre la nécessité des alliances et la crainte d’une hégémonie trop lourde des Etats-Unis d’un côté, ou de la Chine de l’autre…
Il serait donc dérisoire de sous-estimer le danger immense d’une politique qui ne manque ni d’ambition ni de moyens pour s’adapter à un monde qui n’est plus celui du XXe siècle, mais celui de l’état de guerre et de l’affirmation cynique de la puissance. Mais la nécessaire lucidité ne doit pas pour autant conduire à la fatalité, au risque de se résoudre à la résignation ou au combat sans espoir contre l’inexorable barbarie. Il faut combattre la cohérence du trumpisme, en ne se contentant pas de la contester : en lui opposant au contraire une cohérence alternative. L’essor d’un national-capitalisme n’est que l’envers d’un échec – celui de la « mondialisation heureuse » – et d’une absence – celle d’une alternative progressiste aux dérèglements du capitalisme mondialisé.
Depuis le début de ce siècle, le débat s’est polarisé autour du conflit opposant le « souverainisme » » à la « mondialisation ». Du coup, le retour au national est apparu comme la seule alternative réaliste à la mondialisation financière sans limites. Sans doute, une alternative progressiste s’est-elle tentée derrière le drapeau de « l’altermondialisme ». Mais cette alternative n’est jamais parvenue à dépasser les limites d’une certaine marginalité et n’a pas atteint le statut d’un projet politique cohérent et partagé.
En englobant l’ensemble des protagonistes d’un monde éclaté, le concept proposé de « NaCa » offre une clé d’intelligibilité puissante et désigne une évolution possible des équilibres mondiaux. Mais, en outrant la cohérence des phénomènes en cours, il en sous-estime les contradictions, au risque de décourager le refus de ce qui n’est pour l’instant qu’un possible inquiétant.
Contre le trumpisme, un projet émancipateur de mondialité
Par sa violence et son simplisme, la logique trumpiste met en danger le développement humain et, à terme, la survie même d’un monde soutenable. Il ne manque pourtant pas de forces potentielles pour le contester. Le verbe provocateur du Président élu devra passer l’épreuve de la réalité. Il va faire face à d’autres puissances d’envergure – et notamment la Chine. Il sera confronté à une Amérique sidérée mais où les oppositions n’ont pas disparu.
Trump pourra compter sur le déclin des institutions internationales, réduites au statut de simple chambre d’enregistrement des rapports des forces entre puissances. Même les institutions financières mondiales, qui échappent depuis longtemps au magistère de l’ONU, sont désormais considérées comme mineures par un Président et ses acolytes oligarques, qui ambitionnent d’imposer leur propre logique, par exemple autour de l’essor de leur cryptomonnaie.
Mais toutes les institutions onusiennes ne sont pas encore réduites au silence, à l’absence de pensée et d’action, notamment celles qui tournent autour de l’exigence du développement humain. Même affaiblies, elles restent des points d’appui. Quant aux sociétés civiles et aux opinions publiques, elles ne sont pas uniformément asservies. Mais il est vrai qu’elles ne peuvent guère s’appuyer sur de grands récits capables de contester ceux du « national-capitalisme » et des extrêmes droites. La construction d’alternative est pensable à l’intérieur de chaque société, en mobilisant les imaginaires propres à chaque pays, en s’appuyant sur les complexes nationaux de politisation. Ces constructions auraient toutefois intérêt à se reposer sur des visions plus larges, continentales et planétaires.
La mondialisation financière a été une plaie douloureuse, mais la « démondialisation » qui lui était opposée, en ne laissant place qu’à des formes de repli national, a péché par son incapacité à assumer l’interdépendance des sociétés et à proposer des régulations. L’altermondialisme a voulu promouvoir une autre conception du monde et de ses régulations. Il n’a pas eu la force politique nécessaire.
Rien ne peut justifier la triste conviction qu’il n’y a pas d’autre solution pour les gauches et les mouvements populaires, que de se plier aux nouvelles normes, voire de disputer, aux plus grands, le projet de nationalismes progressistes de repli. Cette façon de voir n’a de réalisme que dans l’apparence. Dans les faits, elle nourrit le projet qu’elle est supposée combattre.
Le poète Edouard Glissant, pour contester l’inéluctabilité de la mondialisation de la concurrence et des marchés, proposait une « mondialité », celle des interdépendances assumées autour de la visée d’un libre et sobre développement des capacités humaines. Que la mondialisation telle qu’elle est soit moribonde n’afflige personne. Encore faut-il que, à la place de l’universelle conflictualité des puissances et des « civilisations », s’impose le projet différent d’une mondialité partagée.
L’alternative au désordre existant se nourrira bien sûr des particularités de chaque nation. Mais un projet pacificateur et rassembleur ne peut pas être avant tout national. Il ne peut même pas se contenter de prolonger le vieil idéal internationaliste. Le temps de l’inter-nations ne suffit plus. C’est donc en assumant ouvertement la part de transnationalité qu’impose la réalité de notre monde qu’un projet d’émancipation pourrait trouver les voies de sa réalisation possible.
S’il n’y parvient pas, c’est le chaos qui risque de prendre le dessus. Il ne faut pas se résigner, il faut combattre pied à pied la tendance délétère qu’expriment la brutalité trumpienne et la rupture conduite par les extrêmes-droites partout dans le monde. Cette résistance restera inefficace, purement verbale ou désespérée, si elle ne s’accompagne pas d’une espérance. Les fascismes d’hier n’auraient pas été vaincus si n’avait pas existé l’élan des « lendemains qui chantent ». Les régressions sociales et démocratiques d’aujourd’hui s’imposeront, si ne se déploie pas, en termes nouveaux, la conviction émancipatrice qui, seule, peut les contenir et les faire reculer.
(1) Avec son collègue Ahmet Insel, Pierre-Yves Hénin a publié en 2021 un essai intitulé Le National-capitalisme autoritaire. Une menace pour la démocratie, publié chez l’éditeur Bleu autour.