Soutenir les Ukrainiens face à la brutalité poutinienne implique de penser la complexité du monde, telle qu’elle se présente à nous en 2023. Roger Martelli, historien et directeur de la publication de Regards, pose les bases de « la mission même de la gauche ».
Voilà un an que s’est enclenché l’agression brutale de la Russie contre l’Ukraine. À la différence d’autres conflits, anciens ou récents, elle a suscité peu de débats dans l’espace politique. La gauche, en tout cas, s’est longtemps tenue dans un silence que l’âpreté des controverses sur les retraites ne suffisait pas à justifier. Ce silence est en train de se dissiper. Clémentine Autain a proposé dans Le Journal du dimanche une tribune substantielle et mesurée. Bertrand Badie s’est exprimé dans la même veine sur le site de Regards.
VOIR AUSSI SUR REGARDS.FR
>> #DÉBRIEF. Repenser le monde avec l’Ukraine
Enfin, plusieurs personnalités de gauche viennent de signer une tribune dans Le Monde[[(3) « La guerre en Ukraine permet de situer chacun d’entre nous face à l’histoire » (01/03/2023). Parmi les signataires : Olivier Faure, Raphaël Glucksmann, François Héran, Yannick Jadot, Paul Magnette, Claire Nouvian, Frédéric Sawicki, Gabriel Zucman…]]. L’Ukraine, nous disent-ils, « est aujourd’hui le cœur battant de l’Europe. Elle défend la démocratie, non seulement pour elle-même, mais pour nous tous ». Ils concluent donc leur plaidoyer par un appel pressant, invoquant abondamment les souvenirs de l’histoire du XXème siècle : « Nous n’avons pas droit à la lâcheté alors qu’ils combattent pour nous. La seule défense de la paix est de soutenir les Ukrainiens ».
Beaucoup de leurs propos seront tenus ici pour une base solide de consensus.
- 1. La responsabilité du conflit actuel est tout entière du côté du Kremlin. Il a choisi le jeu de la puissance arrogante, du mépris du droit international et des souffrances criminelles infligées aux populations civiles. Cette attitude ne peut en aucun cas être relativisée et banalisée ; plus tard, elle ne devra pas être oubliée.
- 2. La base de tout règlement du conflit est le respect intransigeant de la souveraineté de l’Ukraine à l’intérieur des territoires que lui garantissent les traités internationaux. Cela implique le refus des annexions faites à partir de février 2022. Cela remet sur le tapis la question de la Crimée, dont l’annexion par la Russie en 2014 n’a jamais été entérinée sur le plan international.
- 3. Puisque la définition de l’agresseur et de l’agressé ne souffre d’aucune contestation sérieuse, l’aide militaire à l’Ukraine est une obligation, que chacun doit assumer à hauteur de ses moyens. Cette aide est d’autant plus nécessaire que le déséquilibre des forces est sans appel : l’Ukraine s’appuie sur une population de 45 millions d’habitants (contre 145 pour la Russie) ; elle dispose d’un PIB de 142 milliards de dollars qui la place au 53ème rang mondial (1830 milliards et 5ème rang pour la Russie) ; enfin ses dépenses militaires annuelles sont de 6 milliards de dollars (36ème rang) contre 66 milliards pour la Russie (5ème rang).
En bref, l’Ukraine seule ne peut faire face et la Russie ne doit pas sortir victorieuse de la guerre qu’elle a voulue. Tel est l’essentiel dont on peut convenir à la lecture de la tribune.
Soutenir l’Ukraine n’est pas choisir un camp : c’est participer à une lutte pour que s’impose le respect de la souveraineté d’un peuple, du droit international, de la dignité et de l’intégrité des individus. C’est déjà beaucoup.
Mais ces accords substantiels n’annulent pas un sentiment de manque voire de malaise devant la trame globale de l’argumentation.
- 1. Toute référence à l’histoire est à la fois une nécessité et un piège. Quand il est question d’un conflit majeur, l’entre-deux-guerres (guerre d’Espagne, Munich…) est souvent convoqué pour fustiger les « lâchetés ». Quant aux souvenirs de la guerre froide, ils resurgissent volontiers, dans des propos par ailleurs opposés du tout au tout, pour suggérer avec ferveur que l’on ne peut se dispenser de choisir son camp. Or, nous ne sommes pas dans cette époque de transition entre deux cataclysmes mondiaux, où un système structurellement agressif (celui des fascismes et de leurs équivalents) se regroupait ouvertement, et se surarmait, autour d’un projet mondial assumé de partage des zones d’influence. Et s’il existe toujours une Organisation du Traité de l’Atlantique-Nord née de la guerre froide, il n’y a pas face à elle de bloc réuni sous une férule unique, autour d’un chef de file, d’un modèle social revendiqué et d’une idéologie.
Dans un monde instable et dangereux, nous assistons – pour la première fois depuis bien longtemps – à la tentative, venant d’une puissance majeure, d’élargir par la force le territoire qu’elle juge nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts nationaux. Voilà qui suffit à mesurer l’extrême gravité du problème, mais qui devrait nous détourner de la facilité consistant à chercher dans le passé les instruments d’analyse et les pistes de solution. Nous ne sommes irrémédiablement plus dans les années trente ou dans les années cinquante du siècle dernier.
- 2. Plus que dans le passé, le monde où se déploie le conflit est un monde dans lequel la vie des êtres humains ne relève plus ni de la seule souveraineté des territoires particuliers, ni de l’hégémonie de quelques-uns, même si les tentations impériales n’ont pas disparu, loin de là. Notre monde est celui de la complexité et des interdépendances. Moins que jamais, nous ne devrions considérer que la résolution des situations de crise relève des seuls protagonistes d’un conflit.
Si nous observons les attitudes à l’égard du conflit actuel, que constatons-nous ? À l’Assemblée générale de l’ONU, le rapport des forces est stable depuis le début du conflit : 141 États condamnent l’agression russe, 7 la soutiennent et 32 s’abstiennent[[Les votes refusant de condamner la Russie sont ceux de la Biélorussie, de la Corée du Nord, de l’Érythrée, du Mali, du Nicaragua, de la Russie et de la Syrie. Les abstentions : Afrique du Sud, Algérie, Andorre, Arménie, Bangladesh, Bolivie, Burundi, Chine, Cuba, Éthiopie, Gabon, Guinée, Inde, Iran, Kazakhstan, Kirghizistan, Laos, Mongolie, Mozambique, Namibie, Ouganda, Ouzbékistan, Pakistan, République centrafricaine, République du Congo, Salvador, Soudan, Sri Lanka, Tadjikistan, Togo, Viêt Nam, Zimbabwe.]]. Si l’on s’en tient au nombre des États, le score est sans appel. Mais si l’on regarde la population des 32 abstentionnistes, on constate qu’elle est d’un peu plus de quatre milliards, soit la moitié de la population totale du globe.
Or ces États ne forment pas un bloc uniforme, ni par leur masse, ni par leur richesse, ni par leur univers mental. Est-il si simple de mettre sur le même plan le Brésil, l’Afrique du Sud, la Bolivie, la Chine et le Vietnam ? S’ils ont quelque chose qui les rapproche, c’est une méfiance à l’égard de puissances qui les dominèrent, dans des passés lointains ou récents, souvent au nom même des valeurs démocratiques que l’on oppose à juste titre à la brutalité poutinienne. S’ils ne peuvent cautionner un État agresseur, ils ne veulent pas pour autant se trouver embrigadés dans un ensemble structuré, sous hégémonie atlantique et américaine, dont la référence démocratique affirmée ne peut faire oublier que ses protagonistes sont les premiers responsables d’une « globalisation » génératrice d’inégalités, de drames humanitaires et de prédation des ressources, dont les « émergents » et les délaissés sont désormais tenus de payer les frais.
Sans doute, certains d’entre eux se coulent ouvertement dans une vision binaire, qui fait de « l’Occident » la cause de tous les malheurs du monde. Mais à les considérer en bloc, à faire de leur abstention un soutien de fait à l’agresseur, ne risque-t-on pas de consolider un peu plus cette propension funeste à voir tout conflit contemporain comme un effet inévitable du « choc des civilisations » ou un nouvel épisode du combat entre l’ordre impérial et les peuples dominés ?
Ne vaut-il pas mieux, dès lors, chercher à s’appuyer sur le plus grand nombre possible de ces États – le cas du Brésil est le plus souvent cité – pour contraindre la Russie à ne pas mettre la planète devant le risque d’un embrasement dont nul ne tirerait profit ?
Même s’il faut assumer les guerres quand cela s’avère nécessaire, mieux vaut ne pas oublier que ce n’est pas « l’ennemi » qu’il convient d’éradiquer, mais le substrat matériel et symbolique des guerres elles-mêmes. N’est-ce pas là la mission même de la gauche ?
- 3. On peut donc, d’un côté, aider militairement l’Ukraine et durcir plus encore les sanctions économiques contre le bloc des décideurs moscovites et, d’un autre côté, agir opiniâtrement auprès de ceux qui, pour ne pas condamner ouvertement la Russie, ne sont pas pour autant des alliés de Poutine.
Mais pour cela, il ne faut surtout pas s’enfermer dans des globalisations qui rassurent les plus fervents des partisans et radicalisent les adversaires. Quelque mal que l’on puisse penser du régime russe actuel, il est dangereux de proclamer urbi et orbi que la guerre en cours est celle de la démocratie contre sa négation. Elle n’est pas et ne doit pas être la guerre d’un bloc (atlantique), d’une civilisation (occidentale) ou d’un système politique (la démocratie) contre un autre bloc, rejeté et vilipendé sans nuances. Soutenir l’Ukraine n’est pas choisir un camp : c’est participer à une lutte pour que s’impose le respect de la souveraineté d’un peuple, du droit international, de la dignité et de l’intégrité des individus. C’est déjà beaucoup.
Nous ne devons plus nous enfermer dans ces combats censés être ceux de la lutte éternelle du bien contre le mal, de la civilisation contre la barbarie, du « monde libre » contre celui qui ne l’était pas (Harry Truman) ou du « camp de la paix » contre le « camp de la guerre » (Joseph Staline). Le temps est venu de se débarrasser, partout, du « campisme » et de ses interminables succédanés. Nous ne devons rêver ni d’un monde unipolaire, ni bipolaire, ni même multipolaire (où chaque puissance majeure ou secondaire régenterait son pré carré). Ce dont nous avons besoin c’est de multilatéralisme, de mise en commun, de droit décidé ensemble et assumé à parts égales. Ce dont nous souffrons, c’est de l’ONU rabaissée, cantonnée au rôle d’utilité, l’essentiel revenant aux stratégies des États et de leurs réseaux, des puissances financières et des technocrates, nationaux ou transnationaux. Ce qui nous étouffe, ce sont l’accumulation prédatrice, la spéculation effrénée, l’argent distrait du développement sobre des capacités humaines, englouti dans des dépenses militaires à nouveau croissantes (plus de 2000 milliards de dollars en 2021, dont la moitié pour les forces de l’Otan), de façon inconsidérée et jamais discutée.
- 4. Il faut aider l’Ukraine. Mais ce serait l’honneur de la gauche que de porter cette exigence dans un environnement global qui lui donne un autre sens que celui de la revanche et de la punition. Le traité de Versailles, après 1918, a entériné la fin de la guerre, mais a-t-il permis la paix ? Et où a-t-on vu, depuis 1945, qu’un conflit majeur s’est résolu par l’usage massif de la force ? Non pas que celle-ci ne serve à rien, mais la preuve a été suffisamment faite qu’elle peut aboutir à son contraire si elle n’est pas corsetée par un projet d’apaisement, de retour à la concorde et au bien commun.
Même s’il faut assumer les guerres quand cela s’avère nécessaire, mieux vaut ne pas oublier que ce n’est pas « l’ennemi » qu’il convient d’éradiquer, mais le substrat matériel et symbolique des guerres elles-mêmes. N’est-ce pas là la mission même de la gauche ?