15 ans après les printemps arabes : ce qui ne s’est pas éteint

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Les printemps arabes n’ont pas disparu : ils ont transformé durablement les consciences politiques. La révolution dure longtemps.

Quinze ans… c’est long et c’est court. Suffisant pour que les éditorialistes pressés rangent les printemps arabes dans le tiroir des illusions perdues, entre « fin de l’histoire » et « révolutions Facebook ». Suffisant aussi pour que les autocrates se sentent confortés : regardez, disent-ils, la révolte mène toujours au chaos.

Et pourtant, ce qu’il reste des printemps arabes, ce n’est certes pas des régimes politiques stabilisés et démocratiques. Mais ce qu’il reste, c’est une rupture irréversible : en 2011, de Tunis au Caire, de Sanaa à Damas, quelque chose s’est fissuré qui ne s’est jamais réparé. Les peuples ont cessé de croire à leur impuissance. Ils ont découvert qu’un pouvoir peut vaciller. Et ça, aucun appareil sécuritaire ne peut l’effacer complètement.

C’est en Tunisie, le 17 décembre 2010, que le jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu, conduisant à des révoltes qui permirent l’éviction du président Ben Ali. Le pays a connu une parenthèse démocratique réelle : élections pluralistes, libertés publiques, débats politiques. Et puis, à partir de 2021, le retour autoritaire, méthodique, sous couvert de lutte contre la corruption et d’efficacité. Pourtant, tout n’est pas revenu à l’avant-2011. La société tunisienne a changé. Les syndicats, les médias, les jeunes générations ont fait l’expérience de la liberté. Ils savent ce qui leur a été confisqué. Gouverner contre cette mémoire-là, c’est gouverner sur du sable.

Ce qui s’est joué en 2011 n’était pas un simple moment révolutionnaire : c’était l’entrée des sociétés arabes dans une nouvelle ère politique, où l’autorité n’est plus jamais totalement légitime, où la jeunesse ne croit plus aux récits nationaux figés, où les mots dignité, justice sociale, corruption ont cessé d’être abstraits.

Bien sûr, les contre-révolutions ont gagné des batailles. L’Égypte, laboratoire brutal de la restauration autoritaire, en est le symbole le plus glaçant. Après l’espoir de la place Tahrir, le pays est redevenu une prison à ciel ouvert : des milliers de condamnés à mort dans des procès collectifs, des dizaines de milliers de prisonniers politiques, une presse muselée, une opposition écrasée. Mais le régime d’al-Sissi ne repose pas sur l’adhésion, seulement sur la peur, la surveillance et l’aide internationale. Le mythe, entretenu par le pouvoir, d’un peuple égyptien éternellement soumis s’est effondré en 2011.

La Syrie est devenue un charnier stabilisé par des soutiens internationaux, la Libye un marché de la violence, le Yémen un champ de ruines. Les monarchies du Golfe ont perfectionné leur gouvernance autoritaire. Mais réduire les printemps arabes à leur écrasement, c’est croire le point de vue des vainqueurs, pas celui de l’histoire longue.

Ce qui s’est joué en 2011 n’était pas un simple moment révolutionnaire : c’était l’entrée des sociétés arabes dans une nouvelle ère politique, où l’autorité n’est plus jamais totalement légitime, où la jeunesse ne croit plus aux récits nationaux figés, où les mots dignité, justice sociale, corruption ont cessé d’être abstraits. La fragilisation des accords d’Abraham, conçus sur le dos des Palestiniens, est aussi le fruit de cette prise de parole par les rues arabes.

En Algérie, avec le Hirak de 2019, des millions de personnes, semaine après semaine, sont descendus pour dire non à un régime fossile. Le mouvement n’a pas renversé le système. Il a été étouffé, fragmenté, réprimé. Mais il a imposé une évidence : le pouvoir ne peut plus gouverner comme avant. Le slogan « Dégage » qui a résonné dans les rues tunisiennes a résumé ce que 2011 avait ouvert dans toute la région : la fin de la résignation politique.

Les soulèvements de 2019 en Algérie et au Soudan, les mobilisations au Liban, en Irak, en Iran même (qui n’est pas arabe mais partage la même géographie politique de la colère) sont les héritiers directs de 2011. Même quand ils échouent, ils parlent le même langage. Même quand ils sont réprimés, ils posent la même question : pourquoi obéir ? Et c’est sans doute cela que redoutent les régimes autoritaires : le danger de gouverner des sociétés qui ne croient plus, qui n’adhèrent plus, qui encaissent mais n’avalent plus.

Quinze ans après, les printemps arabes n’ont pas accouché de démocraties stables. Mais ils ont détruit un mensonge : celui de peuples supposément immobiles, culturellement réfractaires à la liberté, condamnés à l’autoritarisme. La question n’est donc pas « À quoi ont servi les printemps arabes ? », mais qui a travaillé à les faire échouer ?

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