Un Front sous mandat populaire

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En quelques jours, le Front populaire est né. Alain Bertho réagit et analyse cet événement politique. Un billet publié initialement sur Mediapart.

La création du Nouveau Front Populaire n’aurait pas eu lieu sans une puissante déferlante de voix connues ou anonymes, écrites ou criées sur les places publiques, exigeant que la gauche assume ses responsabilité historiques. Ce Front est d’emblée placé sous mandat populaire. C’est une condition de sa réussite dont il faut prendre la mesure et qu’il faut sans doute organiser.

Qui aurait pu l’imaginer ? Le souffle du dragon aurait-il suffit à ramener toutes les boutiques partisanes à la raison électorale après des mois de divisions mortifères ? Nous savons toutes et tous qu’il ne s’agit pas d’un accord de coin de table dicté par la peur. La panique seule est rarement bonne conseillère. Elle n’explique pas qu’en trois jours Carole Delga et Manuel Bompard, Fabien Roussel et Sandrine Rousseau, voire François Hollande et Mathilde Panot, se retrouvent sous la même bannière.

Pour faire céder le barrage des aveuglements partisans, il a aussi fallu une puissante déferlante, celle de voix connues ou anonymes, individuelles ou collectives, écrites ou criées sur les places publiques, convergeant vers une exigence commune : que la gauche assume ses responsabilité historiques.

La nouveauté est là. Elle tranche avec la dynamique purement électorale d’une NUPES construite comme un troisième tour présidentiel. Sa fidélité à l’esprit de l’autre Front Populaire est une gageure, tant le rapport entre la politique et les mobilisations sociales s’est dégradé d’un siècle à l’autre. Et pourtant les dynamiques initiées en quelques jours montrent que la clef du succès et de la durée est là : ce Front, né sous injonction populaire, n’assumera ses responsabilités que sous mandat populaire durable.

Un pays en résistance

Il était temps. Notre pays, dans ses profondeurs, est vent debout depuis des années contre le néolibéralisme autoritaire, patriarcal et écocidaire. Rappelons les grands épisodes de sa capacité de révolte et de résistance collective, cette contribution française forte à ce que j’ai nommé les « six pulsations du siècle »1.

Contre l’État qui tue impunément les jeunes des classes populaires racisées, nous avons connu les soulèvements les plus importants du monde en durée, en extension et en intensité. Les nuits de juin-juillet 2023 ont surclassé celles de 2005 comme les émeutes anglaises de 2011 ou celles qui ont suivi l’assassinat de George Floyd en 2020.

Contre le droit étatique de « laisser mourir », le mépris et le déni de démocratie, le soulèvement des Gilets jaunes, pendant un an a étalé dans les rues et les ronds-points la puissance du contentieux social, l’ampleur d’une colère que ruminent en permanence les autres classes populaires paupérisées.

Contre le mépris de la vie d’un État bureaucratique, aussi incompétent qu’autoritaire durant l’épidémie de Covid, le pays a montré sa capacité d’inventivité solidaire.

Contre le mépris affiché des métiers, de la compétence de chacune et chacun, du sens du travail et de la vie même, le pays s’est majoritairement mobilisé pour refuser les réformes des retraites et du marché du travail.

Contre les projets écocidaires de Notre-Dame-des-Landes, de Sivens, de Sainte-Soline, toute une génération s’est identifiée aux activistes qui ont affronté la violence de l’État.

Contre les violences sexistes et sexuelles, un nouveau mouvement  a pris corps et investi la rue avec intransigeance. Ses exigences s’adressent aujourd’hui à l’État, à tous les pouvoirs, à toute la société. Elle fait monter la légitimité de la lutte contre le patriarcat dans tous les domaines où il se manifeste et s’enracine.

Contre le génocide en cours à Gaza, la jeunesse s’est levée, comme dans de nombreux pays.

La gauche partisane a-t-elle été à la hauteur de cette puissance populaire ? La réponse, hélas, ne fait pas de doute et on en connait les conséquences : l’accélération de la dévastation néolibérale et la marée montante du désespoir et des ressentiments. 

Aujourd’hui, la question qui importe vraiment est : pourquoi ne l’a-t-elle pas été ? Comment expliquer que la gauche française ait connu une telle débandade politique quand ce pays a montré tant de capacité à résister et à inventer ?

Une politique en surplomb

Nous avons sous-estimé les effets de la destruction systématique du champ politique et parlementaire lui-même et donc du débat démocratique par le néolibéralisme autoritaire et sa variante présidentialiste française. L’agenda des colères et des rêves a été indexé au calendrier parlementaire et présidentiel. Le peuple a été transformé en « électorats » et la politique en marché électoral. Les appareils partisans ont été inexorablement coupés des émotions populaires.

Cette logique structurelle relativise beaucoup les responsabilités individuelles de telle ou tel leader, et ne remet en cause ni le dévouement militant ni la sincérité des engagements. Les partis, piégés dans les enjeux institutionnels, se sont laissés embarquer par l’État néolibéral dans la mise à distance de la société , de ses solidarités et de ses aspirations. Un gouffre s’est ainsi creusé entre des cultures de révolte, de solidarité et d’espoir et des cultures d’appareil soumises à la bienséance de la politique institutionnelle.

La prise de distance les partis de gauche fut majoritaire voire unanime face à des soulèvements qu’ils ne comprenaient pas ou des modes d’action qu’ils ne pouvaient officiellement soutenir. Comment n’ont-ils pas vu que ces mobilisations et ces modes d’action étaient justement le produit de leurs décalages, de leurs angles morts et de leurs absences ? Quand un émeutier de 2005 nous dit que ce qu’il a fait « n’était pas politique » mais qu’il voulait juste dire « quelque chose à l’État », il nous dit avec clarté  que la politique telle qu’elle se présente à lui à travers les partis ne lui sert à rien pour exprimer sa révolte face à la mort de Zyed et Bouna.

Bien sûr, tenter de traduire les exigences qui s’expriment dans les mobilisations et les souffrances dans des propositions de loi est du ressort des partis. Mais un programme électoral n’est pas un projet2, encore moins un récit commun. Il ne fait pas culture. Il ne permet pas de lutter contre le grand récit de la haine qui comble le vide de l’espoir politique. Il est donc très fragile. Ainsi, le sort de la NUPES, dès le début, a été plus soumis aux humeurs des états-majors et aux aléas du calendrier parlementaire qu’à une ambition d’unité populaire. Pire, l’éclatement de la NUPES plonge ses racines au cœur de la mobilisation contre la réforme des retraites portée par l’unité syndicale et porteuse d’une aspiration unitaire d’une ampleur rare. Dans les mois qui ont suivi la défaite, les tweets assassins et les projections électorales douteuses ont compulsivement défait la fragile espérance d’unité nouée avant les législatives de 2022.

2023 : un peuple en devenir

L’acte final du drame s’est joué là : dans le gouffre vertigineux qui se creusait entre la cacophonie électoraliste de la préparation des européennes et l’aspiration à devenir peuple qui a germé dans les dernières grandes mobilisations.

Il n‘y a pas de foule anonyme. Chaque colère collective a sa personnalité, son lexique, ses gestes, ses visages. Chacune donne à son époque sa musique, ses couleurs, ses rêves ou ses désespoirs. Toujours singuliers et en même temps jamais tout à fait différents, ces corps traversent le siècle tels « la vieille taupe » de Marx « qui sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement »3. Ces foules, comme on dit, « font l’histoire ». Mais elles ne l’écrivent jamais, tant on s’empresse de le faire à leur place.

Face à la réforme des retraites, les innombrables cortèges ont incarné une volonté d’unité quasiment corporelle. Aux côtés de la CGT, de la FSU, de Sud, de FO, de la CFTC bleue horizon au bruits de vuvuelas revisitées, de la marée orange CFDT et sa mascotte Casimir, voici des cortèges LGBT, des vélos, des silhouettes noires, une fanfare, des gilets jaunes, une pancarte « plus que 3604 féminicides avant ma retraite » ou « les politiques c’est comme les agresseurs, ils pigent pas que non c’est non »4, un syndicat de policiers, des sans-papiers, des militants du climat, des poubelles en feu, une cornemuse… Le black bloc lui-même a sa banderole, illustrée à chaque rendez-vous par une nouvelle œuvre du collectif de graffeurs Black line qui avait accompagné les Gilets jaunes. Leur slogan « siamo tutti anti fascisti »  et leur gestuelle issue de la culture des stades sont repris de façon virale par la partie la plus jeune des cortèges.

L’atteinte brutale à la vie par la réforme gouvernementale a rassemblé toutes les formes actuelles de vie partagées. Comme une soudaine cristallisation sociale et subjective. Comme une mise en récit collectif de colères dispersées. Comme une révélation du peuple à lui-même dans une puissance des corps rassemblés rare dans l’histoire du pays. Dans son ampleur, dans sa durée, dans sa popularité, dans son réalisme, elle a entrelacé les souffrances et les exigences les plus diverses et les plus contemporaines dans la joie d’être ensemble.

L’unité sans faille de l’intersyndicale, sa tolérance dans le cortège à la diversité des slogans comme des modes opératoire, le refus de condamnation compulsive des « casseurs », tout ceci a contribué à donner confiance au mouvement, à lui donner crédibilité et légitimité, à rendre incompréhensible aux yeux du pays tout entier l’obstination  présidentielle, à rendre irrecevables et condamnables des astuces institutionnelles qui ont jalonné le parcours parlementaire du texte jusqu’au 49-3 final.

Bref, la force, l’unité, l’inclusivité du mouvement ont contribué à en faire un mouvement politique : la prescription populaire ne portait plus seulement sur le texte, voire sur la répression policière du mouvement, mais aussi sur le fonctionnement des institutions et la brutalité policière en général. Donc, comme en 2019 avec les Gilets jaunes, sur la démocratie elle-même. Les affrontements de Sainte Soline en mars achèvent d’intégrer l’urgence climatique et la thématique des communs à la mobilisation. Le 28 mars à Saint-Denis, le rassemblement local contre les violences policières où l’on brandit des bassines bleues se fait derrière une banderole « eau rage eaux des espoirs ». Non décidément « ceci n’est pas une queue leu leu » comme l’annonçait une pancarte le 23 mars 2023.

Au soir du 9 juin, cette « vieille taupe » est sortie de terre, imposant la symphonie de ses exigences à la cacophonie des partis, transformant la déroute en espoir, accélérant l’histoire, mettant la gauche au pied du mur de ses responsabilités.

Un front authentiquement populaire

Le soulagement comme l’urgence des échéances ne doit pas nous faire baisser la garde. Les transformations structurelles des rapports entre la politique et la société n’ont pas été abolies en trois jours. Gardons nous de nous contenter d’un accord programmatique entre états-majors qui, si satisfaisant qu’il soit, a laissé à l’écart des forces vives sans lesquelles le Nouveau Front Populaire risque de se replier sur les pratiques mortifères de la NUPES. La tentation est toujours présente et elle est gage de défaite.

Ne réduisons pas la résistance populaire qui se lève de façon multiple à des bataillons de soutien mis  à distance des décisions stratégiques. Elle est d’une certaine façon, dans une autre époque, ce « ministère de la rue » que revendiquait Maurice Thorez en 1936. Le 9 juin nous a montré que l’intelligence politique n’est plus « organique » et partisane mais populaire et démocratique. La pression féministe qui a conduit au renoncement de la candidature Quatennens prouve qu’elle n’est pas sans pouvoir.

Cette intelligence politique populaire se cherche depuis plus de 20 ans ses formes propres d’organisation : celle des forums sociaux, celle des places occupées, celle des Ronds-points et des « Assemblées des assemblées » des Gilets jaunes. Les parlements de « l’union populaire » lancé par La France insoumise à l’occasion de l’élection présidentielle de 2022 ont été une tentative timide pour capter cette intelligence des luttes au risque d’une instrumentalisation stérilisante. Dans sa suite, l’échec du projet de « Parlement de la NUPES »5 était écrit d’avance : on ne construit pas du commun avec de la concurrence, du commun qui pourrait déborder une concurrence vitale pour chaque appareil. Une alliance partisane ne peut accepter de mettre en place des structures unitaires citoyennes qui risqueraient de dissoudre l’identité de chacun des « alliés ».

Cette intelligence politique populaire n’a d’autre choix que l’ambition de son autonomie. Le mouvement syndical a montré qu’il en avait la volonté et les capacitésLes soulèvements de la terre le revendiquent avec force en s’inscrivant dans la constitution plurielle d’une résistance de long terme par « un maillage de contre-pouvoirs populaires », en « nouant de nouvelles alliances » et en déployant de nouvelles stratégies en allant à la rencontre de nombreux collectifs, syndicats et organisations. Des associations et des collectifs locaux peuvent s’engager, quand ce n’est pas déjà fait, dans la constitution de réseaux d’action et de réflexion commune comme nous en avons pris la modeste initiative à Saint-Denis.

Reste à formaliser durablement la présence et le poids de cette intelligence des luttes dans le Nouveau Front Populaire. Ceci passe à l’évidence par la création de multiples comités locaux comme le réclame Maxime Combes qui ne se résument pas à des comités électoraux pilotés par les partis. Quel que soit le résultat des élections au soir du 7 juillet, la bataille ne fera que commencer. Elle sera longue et difficile. Nous aurons besoin de lieux communs pour la penser et l’organiser ensemble, toutes et tous ensemble.


  1. Alain Bertho, De l’émeute à la démocratie, La Dispute, 2024 ↩︎
  2. Roger Martelli, Pourquoi la gauche a perdu et comment elle peut gagner, Arcanne 47, 2023. ↩︎
  3. Karl Marx, discours du 14 avril 1856 à la fête de The People’s Paper, journal des chartistes de Londres à propos des  révolutions de 1848. ↩︎
  4. 7 février 2023, place de la République. ↩︎
  5. Nils Wilke, « Parlement de la NUPES, la grande désillusion », Politis, 2 octobre 2023. Voir le site du Parlement de la NUPES. ↩︎

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8 commentaires

  1. Frédéric Normand le 17 juin 2024 à 13:53

    Les gens cohérents avec eux-mêmes sont à la fois antifascistes et anticommunistes.

    • Mackno le 17 juin 2024 à 14:47

      Comme vous même avez du mal avec la cohérence, donner des leçons paraît un peu incongru.

      Vous allez voter RN, non ?

    • Carlos le 18 juin 2024 à 21:52

      … Le titre de l’article donne une grosse responsabilité aux acteurs de la société civile investis dans le NFP…
      Elle revient effectivement à imaginer qu’ils pourraient tenir tête à la gauche « de gouvernement » paradoxalement si familière de la trahison aux valeurs de gauche!
      Au vu du mépris pour les mouvements sociaux des gouvernements sous la présidence Hollande, on peut se demander combien de temps certains députés fraîchement élus sous l’étiquette NFP mettront à troquer leur mandat « populaire » pour celui nettement moins contraignant de mandat « national » (un député de la Nation n’a pas de comptes à rendre à son électorat…) quand bien même le « Peuple » investirait la rue (une fois de plus… Devrai-je m’empresser d’ajouter!).
      Mais de toute façon conformément aux accords, personne n’a son mot à dire quant aux choix des candidats du PS (je remarque que manifestement, les accords n’engagent personne s’agissant d’interférer avec ceux de LFI).

      Bref, compte tenue de la situation, avec une extrême-droite aux portes de pouvoir qui met en danger les minorités dans notre Pays et avec tout le scepticisme que peut éveiller ce type d’argument (mandat populaire) au demeurant plus « moral » que « politique », a t’on vraiment le choix? On sait deja de quoi est capable la gauche « de gouvernement », reste à espérer que l’envie de rupture soit plus forte que la résignation chez la majorité des députés élus…

  2. Magnus le 17 juin 2024 à 20:49

    Avec Hollande rien ne se fera, être aveugle ne sert à rien, c’est déjà clair qu’il n’y aura pas de majorité. si Obama aurait nommé Hillary Clinton d’avance il n’aurait pas gagné, et si on a eu Trump par la suite c’est justement à cause du manque de changement sous Obama.

    À un moment donné il faut prendre en compte la réalité plutôt que prendre les gens pour des cons tout le temps.

  3. Lucien Matron le 20 juin 2024 à 15:13

    Ça suffit avec les arrières pensées, la résignation, le déclinisme, le sectarisme, l’esprit de boutique, le refus du rassemblement populaire pour de très mauvaises raisons politiciennes ! Mettez de l’enthousiasme et de l’envie dans la constitution du nouveau Front Populaire. Que voulez-vous ? La victoire de l’extrême centre ultralibêral et macroniste ? Celle de l’extrême droite ciottiste et lepéniste ? Ou celle du nouveau Front Populaire ? Il ne s’agit pas d’être naïf, d’oublier les trahisons, les fausses promesses ou même les reniements. Il s’agit d’un moment fort de notre histoire républicaine, celui où il faut faire un choix de société. Rester constamment dans l’opposition systématique à tel ou tel, c’est à coup sûr maintenir les politiques insupportables de l’extrême centre ultra-libéral ou être le complice objectif de l’extrême droite. C’est cela la réalité politique du moment. Votez pour tous les candidats du Front Populaire!

    • Magnus le 20 juin 2024 à 15:32

      « Rester constamment dans l’opposition systématique à tel ou tel, c’est à coup sûr maintenir les politiques insupportables de l’extrême centre ultra-libéral ou être le complice objectif de l’extrême droite. »

      Je reste simplement dans l’opposition à  » l’extrême centre ultra-libéral » et l’extrême droite (en vérité les deux convergent). Hollande et le PS en fait partie.

      « Votez pour tous les candidats du Front Populaire! »

      Au premier tour, oui. Après, au second tour j’irai uniquement voter si le candidat ps qui se présente pour le nfp peut gagner ET qu’il y a une chance de majorité nfp. Car une majorité nfp est la cauchemar de Hollande et le ps.

      • Magnus le 20 juin 2024 à 15:58

        « Après, au second tour j’irai uniquement voter si le candidat ps qui se présente pour le nfp peut gagner ET qu’il y a une chance de majorité nfp. »

        Enfin, au premier tour il faut voter nfp. Au deuxième tour contre l’extrême-droite pour le candidat le plus à gauche.

        • carlos_H le 21 juin 2024 à 11:39

          +1 @Magnus

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