TRIBUNE. La culture : un commun à (re)conquérir

Quand en 1987, le secteur artistique se réunissait autour de États généraux de la culture, le pays connaissait sa première cohabitation et le monde culturel était inquiet que les avancées du début des années 80 soient détruites par la droite chiraquienne. En 2025, un appel pour de Nouveaux États généraux de la culture a rassemblé des centaines de personnes. Près de 40 ans après, dans une situation bien différente, comment construire une mobilisation politique sur les enjeux culturels ?
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Laurent Eyraud-Chaume est comédien et animateur d’un projet culturel en milieu rural, co-responsable du groupe de travail culture-média de l’Après.
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Les professionnels le ressentent un peu plus chaque jour, en matière de politique publique de la culture, nous sommes entrain de changer d’ère. Baisse de budgets et marchandisation, censure et pression politiques identitaires, tout ce que la France a construit d’unique lors des étapes successives de la décentralisation semble s’affaisser lentement sous les effets conjoints du marché et d’un néo-fascisme à peine voilé. L’été 2025 aura répandu cette certitude, souvent effrayante : « rien ne sera plus comme avant ! ». Est-ce les attaques brutales de la Région Pays de la Loire ou les révélations sur les projets culturels des milliardaires français ? En tout cas, les craintes deviennent certitudes et les différents acteurs du monde culturel, longtemps « protégés » par un consensus a-partisan autour du financement de la culture et de la défense de la liberté de création, assument à présent la nécessité de repenser une cohérence théorique et politique pour défendre un secteur et le réinventer.
Dans un moment d’intense crise démocratique, l’appel pour de « nouveaux états généraux de la culture », comme d’autres initiatives, peuvent permettre à cette cohérence de devenir force politique. Mais de l’unité d’action à la cohérence, il faudra éviter certains écueils qui plombent souvent les mobilisations culturelles.
De généreux états généraux
Les attaques sont nombreuses contre les professionnels de la culture et elles nécessitent des luttes proprement syndicales. Pourtant, la défense de nos vies culturelles est un enjeu populaire et concerne l’ensemble de la population. Bien-souvent, nous luttons contre des à-priori, réels ou fantasmés, d’élitisme ou de privilèges parmi une large part de la population qui n’articule pas ses propres urgences sociales et celles du monde culturel. Comment construire une convergence des luttes qui révèlent les points communs dans les logiques de marchandisation et de destruction des services publics ? Comment raconter combien nous avons tous et toutes une vie culturelle, quel que soit nos pratiques ? Qu’elle est un droit à défendre pour chacun ? Pour le dire, en peu de mots, c’est bien un choix de société qui se joue aujourd’hui dans les attaques contre les artistes, contre les intellectuel-le-s, contre les journalistes !
De l’exception à la règle
Depuis bientôt 40 ans, nos combats ont été centrés sur la construction et la défense de l’exception culturelle. Celle-ci, fruit principal des premiers états généraux et sanctuarisée, en sortant la culture des règles de « concurrence libre et non faussée », lors de différentes négociations internationales, est attaquée de toute part. L’ensemble des services publics (EDF, Poste, France Télécom, SNCF…) ont largement été détruits par l’extrême-libéralisme des politiques nationales et internationales. Comment alors défendre une « exception » dans la tragédie sociale qui est devenu la règle pour de nombreux Français ? Nous devrions au contraire dire haut et fort qu’il faut étendre cette exception à l’ensemble des besoins de la population et faire de certaines avancées culturelles des modèles pour fonder une France des communs. Prix unique du livre, intermittence, financement solidaire du cinéma : il y a dans ces inventions un déjà-là près à ensemencer les conquêtes sociales à venir.
Soutenir (tous) les artistes
Il faut le répéter sans cesse comme une bonne nouvelle dans la grisaille des temps présents. Il n’y a jamais eu, dans l’histoire du pays, autant d’artistes professionnels qu’aujourd’hui. De même, on compte plus de 340 000 associations culturelles et ainsi des millions de pratiquant-e-s et de bénévoles au service de nos vies culturelles. Refonder une cohérence politique en matière de culture passe par un soutien et une réflexion face à cette situation nouvelle. Il ne s’agit plus de décentraliser une « offre » dont les artistes de la région parisienne serait le sommet pyramidal mais de refonder à partir d’espaces de créations multiples et protéiformes un soutien à l’art débarrasser des logiques d’entre-soit et de marchandisation.
Des droits de la culture aux droits culturels
En 1987, les Etats Généraux aboutissaient à une ambitieuse « Déclaration des droits de la culture ». Nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Dans nos vies, les espaces de pratiques culturelles se sont diversifiés et multipliées. Des chorales à youtube, des plateformes de streaming aux festivals en milieux rural, la réalité est foisonnante et confuse. La nécessité de faire récit, de faire commun, se niche dans cette nouvelle donne mais le marché n’est pas loin qui transforme notre créativité en marchandises. La décentralisation culturelle a mêlé un désir d’accès au beau pour chacun-e et une reproduction à grande échelle de dominations symboliques. L’art décentralisé a longtemps été l’art des hommes blancs, la culture des dominants. Les femmes, les minorités, les habitant-e-s du monde rural, les classes populaires sont encore aujourd’hui largement sous-représentés chez les artistes et les responsables d’équipements culturels. Il faut passer du « faire pour » au « faire ensemble » ! Chaque habitant est porteur d’un imaginaire, d’une richesse culturelle. Les retrouvailles entre les méthodes de l’éducation populaire et le monde de la création doivent permettre d’ouvrir le banquet du sensible à l’ensemble de la population. La défense des droits culturels n’est pas un slogan pour dossier de subvention mais une nécessité vitale pour défendre plus et mieux la liberté de création (de toustes) et l’invention d’un pays enfin mis en commun.
La crise politique est culturelle (et inversement)
La bataille identitaire et « morale » des droites (et bien souvent du pouvoir macroniste) nous le révèle chaque jour : il est affaire de culture dans le tragique de la situation politique. Le « nouveau récit » qu’invoque la gauche de transformation ne peut advenir sans donner une place nouvelle aux artistes et un espace central pour une nouvelle politique culturelle, désirable et populaire. Cette nouvelle cohérence devra affronter les logiques capitaliste à l’ouvre dans l’édition, les festivals, les médias. Elle devra mettre au centre l’urgence climatique et inventer de nouvelles manière de créer et de diffuser moins gourmandes en énergies et réinventant leur lien au vivant. Défendre dans un même mouvement la biodiversité et la diversité culturelle. En s’appuyant sur le déjà-là, cette nouvelle cohérence devra élargir les espaces des politiques publiques de la culture à de nouveaux territoires, le numérique, les pratiques amateures, la présence artistique dans le monde du travail… Plus que jamais, l’urgence culturelle est politique (et inversement).