Réforme des retraites : quand la légalité n’est plus légitime

Sans les syndicats, sans les députés et sans la « foule », Emmanuel Macron et Élisabeth Borne vantent la légalité du « processus démocratique ». Mais que vaut cette légalité si plus personne ne lui accorde de légitimité ?

Si l’on s’en tient au texte de la Constitution, le choix gouvernemental de recourir à son article 49.3 est parfaitement légal. Dans l’esprit des constituants de 1958, il faisait partie des instruments permettant à l’exécutif de maintenir la cohérence de sa politique dans la durée. Il était donc la conséquence directe d’une conviction : dans l’équilibre des pouvoirs, le gouvernement devait primer sur le Parlement. Telle était, expliquait-on alors, la condition nécessaire pour la solidité des institutions démocratiques. Leur stabilité reposait ainsi sur deux piliers : la prépondérance du Président – il est « la clé de voûte des institutions », affirmait le maître d’œuvre de l’élaboration constitutionnelle, Michel Debré – et le principe majoritaire du scrutin uninominal à deux tours. Une majorité solide à l’Assemblée et des pouvoirs présidentiels consolidés : ainsi devait-on en finir avec l’image d’instabilité qui collait à la peau des institutions des Troisième et Quatrième Républiques.

 

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Le système a fonctionné longtemps. De 1962 à 1986, le président de la République a pu s’appuyer sur une majorité absolue à l’Assemblée, au prix simplement de quelques compromis, de frictions, et même de quelques dissolutions (1962, 1968, 1981). Bon an mal an, la majorité présidentielle et la majorité législative se recoupaient, au grand bénéfice de l’exécutif.

Après son nième 49.3, Élisabeth Borne prône « l’achèvement du processus démocratique ». Un gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple, mais… sans le peuple : on peut se demander si ce n’est pas la démocratie elle-même qui se trouve « achevée » par ce paradoxe.

Tout a changé en 1986, avec l’élection d’une majorité de droite, moins de cinq ans après l’arrivée à l’Élysée de François Mitterrand. Ce fut alors le temps des « alternances », en faveur de la droite (1986, 1993), puis de la gauche (1997) : majorités présidentielle et législative ont pris l’habitude de se dissocier. L’ambiguïté et les tensions qui résultèrent de ce déséquilibre ont laissé un goût amer dans le landernau politique et dans de larges secteurs de l’opinion. À l’automne 2000, le gouvernement de Lionel Jospin décida donc de modifier la Constitution : les mandats présidentiel et législatif furent fixés à cinq ans et il fut établi que l’élection législative suivrait immédiatement la présidentielle, la plus structurante pour le système politique. Théoriquement, le nouveau dispositif était censé permettre à l’exécutif de disposer d’une majorité solide pendant cinq ans. C’était compter sans la crise politique.

Le Président sans peuple

Avec l’épisode tumultueux de la réforme des retraites, nous arrivons ainsi au terme d’une logique présidentialiste amorcée dès 1958. Avec l’ère Macron, une décision gouvernementale peut avoir contre elle une écrasante majorité de l’opinion, la totalité du monde syndical et potentiellement une majorité des députés élus au suffrage universel direct. Formellement, la Constitution lui donne le droit de ne tenir aucun compte de cette discordance : pendant cinq années, un exécutif peut gouverner contre l’avis de celles et ceux qui lui ont accordé leur suffrage. Après son nième 49.3, la Première ministre prône « l’achèvement du processus démocratique ». Un gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple, mais… sans le peuple : on peut se demander si ce n’est pas la démocratie elle-même qui se trouve « achevée » par ce paradoxe.

Car si la loi est la loi, sa légalité ne lui confère pas automatiquement les attributs de la légitimité. Un Parlement peut décider d’une loi et un exécutif peut le contraindre à le décider indirectement, en ne votant pas une motion de censure. Mais si la loi apparaît avec une telle évidence contraire aux attentes du peuple souverain, elle finit par ne plus avoir la légitimité qui, depuis 1789, repose sur la souveraineté des citoyens. On peut certes se dire que, lorsqu’une loi est illégitime, le principe démocratique autorise les citoyens à se dresser contre elle et à refuser de lui obéir. Mais, à pousser la logique jusqu’au bout, l’horizon peut être celui de la guerre civile, totale ou larvée. Dans des pays comme le nôtre, où l’État n’a rien d’évanescent – la France de 2023 n’est ni la Russie de 1917, ni la Chine de 1949, ni le Cuba de 1958 – nul n’a intérêt à cette perspective. En tout cas, surtout pas les dominés. Au jeu de l’affrontement, dont la violence peut aller jusqu’à celle des armes, ils risquent d’être perdants : ils ont la force du nombre, mais le nombre ne s’impose que s’il s’institue en force politique coalisée.

La cause de la crise n’est pas dans les institutions… Elle a toutefois une dimension institutionnelle : la crise politique se prolonge désormais en crise ouverte de régime. Or son issue progressiste a peu de chances de s’imposer si les forces critiques n’apparaissent pas sur ce point comme des ferments d’alternative.

C’est dire que la main doit rester à la politique, pour que se scelle le consentement populaire le plus large possible. Dans l’immédiat, l’apaisement est entre les seules mains de l’exécutif : au mieux, il renonce à la loi elle-même ; a minima, il renonce à sa mise en application. S’il persiste dans sa détermination, ses opposants pourront cultiver obstinément le refus majoritaire exprimé dans la population. Ils s’appuieront pour ce faire sur la panoplie des moyens légaux disponibles. Le recours au Conseil constitutionnel est le plus immédiat (il a été déposé par la gauche, avec des arguments solides pour justifier la censure constitutionnelle). Quant à la bataille pour un référendum d’initiative partagée, elle met au centre de l’attention la seule manière démocratique de résoudre une crise en dernière instance : le recours à la décision citoyenne directe. Mais on peut aisément se convaincre qu’on ne peut en rester là.

Un pays ingouvernable ?

Si la colère est immense, elle peut déboucher aussi bien sûr le meilleur que sur le pire. Le blocage actuel n’est en effet que la manifestation concentrée d’une crise politique qui conjugue la perte de confiance dans le vote et l’éclatement des suffrages en au moins trois grands blocs – dont aucun n’est majoritaire. Jusqu’alors, les majorités reposaient sur la mobilisation plus ou moins grande de la droite et de la gauche. Le clivage fondateur n’a pas disparu et il continue de structurer la répartition des votes. Mais il a perdu de son sens populaire et donc perdu de sa force propulsive : occupant alternativement le pouvoir depuis près de quarante ans, la droite et la gauche dites « de gouvernement » ont failli et, par là même, elles ont érodé la dynamique de mobilisation de chaque pôle.

Le problème est que, à ce jeu, c’est la gauche qui a le plus souffert – elle reste autour des 30% – et l’extrême droite qui a tiré les plus grands bénéfices. Redonner du sens au clivage en le refondant sur des bases contemporaines : l’enjeu majeur se trouve là. Il fut un temps où la grande espérance de la « République démocratique et sociale » donnait sens à la colère, raccordait la lutte sociale et le combat politique, entremêlait le mouvement social et la gauche politique, rassemblait en « peuple » les catégories populaires dispersées. Aujourd’hui, le macronisme officiel et l’extrême droite « dédiabolisée » incarnent des projets bien identifiés. La gauche, elle, conserve certes des bases fortes et dispose de propositions solides ; son projet n’a toutefois pas encore l’évidence et la force propulsive qui fondaient naguère son dynamisme. Du coup, ces « foules », que méprise Emmanuel Macron alors qu’elles sont d’ores et déjà une « multitude » qui lutte, ne parviennent pas, comme au temps de la gauche expansive, à se constituer en peuple pleinement conscient de sa force et de son droit. L’Histoire n’est pas finie, comme cela a pu se dire, mais elle hésite et l’extrême droite d’exclusion, longtemps marginalisée, est là pour essayer de tirer les marrons du feu.

La cause de la crise n’est pas dans les institutions… Elle a toutefois une dimension institutionnelle : la crise politique se prolonge désormais en crise ouverte de régime. Or son issue progressiste a peu de chances de s’imposer si les forces critiques n’apparaissent pas sur ce point comme des ferments d’alternative. La gauche peut assumer cette fonction, autour d’un projet dont l’ambition pourrait être à la fois de faire advenir la Sixième République d’une longue histoire constitutionnelle française et d’ouvrir la voie à une nouvelle ère de l’âge démocratique. Encore faut-il que cette gauche s’impose comme protagoniste actif de l’inévitable débat constitutionnel.

Au fil des années, ses organisations ont accumulé des propositions pour une relance démocratique en grand. Leur ambition peut être d’en faire bien plus qu’un chapitre de programme parmi d’autres. Le nouvel épisode de la crise suggère qu’elle soit de plus en plus perçue comme une dimension structurante d’un projet global d’émancipation.

 

Roger Martelli

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