Partout le feu
Le 25 mai, George Floyd meurt, menotté, face contre terre, après qu’un policier se soit agenouillé sur son cou pendant plusieurs minutes. Une histoire qui a rapidement fait la Une des médias français, choqués une fois de plus par cette Amérique raciste. Analyse de la différence flagrante de traitement médiatique des violences policières en France et aux États-Unis.
AU PIED DU MUR. Tout porte à croire que l’océan Atlantique est doté de quelque propriété magique. Six mille kilomètres à vol d’oiseau, et voici que l’on va déplorant, là-bas, ce que l’on peine à voir ici. Il y a quelques jours, aux États-Unis, George Floyd, un homme noir de 46 ans, était interpellé par la police. La scène, filmée, le montre maintenu au sol par la pression prolongée du genou d’un policier blanc sur son cou. Floyd ne peut pas respirer ; il le répète distinctement à plusieurs reprises. La pression n’est pas relâchée, et l’homme décède quelques minutes plus tard. Au même moment, en France, l’affaire Adama Traoré – du nom de ce jeune homme noir de 24 ans, mort sur le sol de la caserne de Persan, en 2016, après avoir été arrêté par trois gendarmes – connaissait une nouvelle étape : la dernière expertise médicale en date exonérait les agents de toute responsabilité et rabattait la cause du décès sur l’existence de pathologies antérieures (pourtant démenties par les examens cardiologiques passés). [1]
Donc : deux pays occidentaux, deux hommes noirs d’origine populaire, deux institutions en charge du maintien de l’ordre, deux disparus et une même stratégie d’asphyxie. Pourtant : mettre en relation les deux drames ne vient pas à l’esprit de la presque totalité des commentateurs médiatiques et politiques hexagonaux, si prompts à dénoncer, main sur le cœur comprise, les exactions policières nord-américaines. « La France n’est pas les États-Unis », ne manquera-t-on d’ailleurs pas d’entendre – et l’on prendra bonne note d’une telle révélation.
Ainsi, Le Figaro peut-il titrer « George Floyd, tué par la police à Minneapolis » et évoquer « l’assassinat d’un Noir par un policier », tout en titrant quatre ans plus tôt : « Affaire Traoré : inversion accusatoire et manipulation victimaire ». Ainsi la LICRA peut-elle s’élever contre le « scandale absolu » que représente la mort de Floyd, rien moins qu’« une honte et une tache indélébile sur le drapeau des États-Unis », tout en écrivant dans sa revue Le droit de vivre, fin 2016, soit cinq mois après celle d’Adama Traoré : « On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Il faut donc faire envie, séduire, et faire venir à soi en partant du réel. Adama Traoré n’était pas encore autopsié qu’il s’agissait de dénoncer, confortablement installé derrière son ordinateur et sans avoir accès au dossier, le racisme d’État. » Ainsi l’animateur de télévision Éric Naulleau peut-il lancer que « la question raciale ne dort jamais que d’un œil aux États-Unis » et qu’il suffit « d’un flic sadique » pour la réveiller, tout en condamnant avec force, cinq jours auparavant, les propos de Camélia Jordana qui, s’appuyant sur l’affaire Traoré, dénonçait les violences policières en France : le problème de fond, a-t-il rétorqué en substance, ce sont les trafiquants de drogue et les « formes les plus agressives du communautarisme ».
C’est que la perception sociale de la production et de la perpétuation de la violence raciale par la police est différenciée selon le territoire national. La question raciale, c’est toujours l’ailleurs : les États-Unis, l’Afrique du Sud ou le Brésil.
Il est toutefois des énoncés plus affinés – la chose, on en conviendra, ne concourt pas à la prouesse. Mais d’un raffinement qui fait question. Le Monde, parlant de Floyd, n’hésite pas à se référer au « caractère multiracial des émeutes » ; Le Parisien, écrivant en toutes lettres que l’Afro-Américain est mort « asphyxié par un policier », fait état d’« une énième arrestation violente sur fond de tensions raciales » et du « problème endémique dans la police américaine » que constitue le racisme ; Marianne titre à son tour : « George Floyd, asphyxié par un policier ». Le meurtre est caractérisé, contextualisé, historicisé. Quelques jours après la disparition d’Adama Traoré, le quotidien national écrivait qu’« un jeune homme d’une vingtaine d’années a trouvé la mort à la suite de l’interpellation de son frère », le quotidien régional attestait d’une « interpellation musclée » et l’hebdomadaire, quant à lui, d’indiquer que le jeune homme a lui aussi « trouvé la mort ». La langue est dépouillée, l’incident presque isolé.
C’est que la perception sociale de la production et de la perpétuation de la violence raciale par la police est différenciée selon le territoire national. La question raciale, c’est toujours l’ailleurs : les États-Unis, l’Afrique du Sud ou le Brésil. Scruter les plaies américaines permet aux élites françaises de tenir celles de l’autre rive pour révolues, sinon sans matière. Une longue-vue offre à la conscience plus d’aise qu’un miroir – fût-il de poche. La dénégation des violences racistes en France plonge pourtant ses racines dans la conception historique, juridique et politique d’une République qui ne connaîtrait et reconnaîtrait que des citoyens et serait, par là même, aveugle à l’origine des individus – condition et promesse d’un véritable traitement égalitaire. Mais cet universalisme de papier a façonné des Hommes et d’autres qui l’étaient moins : en son nom, les détenteurs du capital ont volontiers légitimé l’entreprise coloniale à l’extérieur des frontières nationales, et, à l’intérieur de ces dernières, contribué à maintenir les femmes et les strates sociales qu’ils dominaient dans une forme de semi-citoyenneté. L’organisation politique républicaine – exaltée avec autant d’ardeur que l’on aime à accabler le « modèle communautariste américain » – n’est, en réalité, pas dissociable des perceptions racialisées des groupes sociaux. L’idée selon laquelle certains ou certaines seraient des êtres plus universels que d’autres, dès lors plus légitimes à vivre, respirer, fauter ou parvenir à leurs objectifs, produit des inégalités que la catégorie « sociale » n’épuise pas : des inégalités raciales de traitement scolaire, médical, professionnel, judiciaire, administratif et policier. Ainsi, en France, « selon les sites d’observation, les Noirs couraient entre 3,3 et 11, 5 fois plus de risques que les Blancs d’être contrôlés […]. Les Arabes ont été généralement plus de 7 fois plus susceptibles d’être contrôlés ; globalement ils couraient quant à eux entre 1,8 et 14, 8 fois plus de risques que les Blancs d’être contrôlés par la police (ou la douane) sur les sites retenus. » [2]
Pourtant, il ne saurait être de « racisme structurel » qu’américain…
Dans les pages de son récit Chassés de la lumière, James Baldwin, séjournant à Paris la guerre d’Indochine finissant, s’étonnait de se trouver « dans un pays étranger, au langage différent du [s]ien et d’entendre la même rengaine, de [s]e voir jugé avec les mêmes vieux arguments ». Le monde à venir, concluait-il, sera le théâtre « de bien des résistances sanglantes » : ce monde est encore le nôtre. Partout, le feu sous nos yeux. C’est au prochain, dans le Minnesota comme dans le Val d’Oise, que nous ne pouvons que travailler.
Kaoutar Harchi, sociologue, écrivaine.
Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Des écrivains à l’épreuve, Fayard, Paris, 2016 ; À l’origine notre père obscur, Actes Sud, Paris, 2014.
Joseph Andras, écrivain.
Kanaky, Actes Sud, Paris, 2018.
Notes
[1] Ce mardi 2 juin, un rassemblement est organisé devant le tribunal de Paris à 19hpour demander justice pour Adama.
[2] Voir le rapport « Police et « minorités visibles » : les contrôles d’identité à Paris »(2009)