L’urgence d’un Front réellement populaire
Après l’impuissance de la rue, l’impuissance des urnes ? Le désespoir démocratique nous gagne alors que l’extrême droite apparaît comme le stade suprême du néolibéralisme politique. Celles et ceux qui se sont mobilisés contre la réforme des retraites, pour l’unité de la gauche et la défaite électorale du RN ne peuvent rester de simples spectateurs du huis clos parlementaire.
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »
René Char
Nous avons dansé devant la mairie d’Avignon pour fêter la victoire de Raphaël Arnault contre le RN. La nouvelle s’était répandue dans les rues par des traînées de rires, de cris et d’applaudissements en terrasse. La victoire était symbolique. La joie était à la hauteur de notre soulagement. Nous nous sommes mis à rêver à un gouvernement de gauche, à une abolition de la réforme des retraites. La mobilisation avait fait parler la démocratie. Macron était défait.
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Mais un président qui avait montré sa capacité de surdité face à l’une des plus importantes mobilisations populaires depuis des décennies, un président qui avait montré sa capacité à transformer des institutions républicaines en boîte à outils pour passer en force une réforme sans vote du parlement, allait-il en rester là ? Le scénario consistant à articuler la puissance de la colère sociale à une sorte de Blitzkrieg électoral s’est fracassé sur le sabotage de la démocratie par le macronisme, et la consolidation du ressentiment social qui porte le Rassemblement national.
Après l’impuissance de la rue, nous voici confrontés à l’impuissance des urnes.
Les comités locaux unitaires, à l’instar de celui de Saint-Denis, sont passés de l’effervescence de l’été (une réunion par semaine à Saint-Denis) à l’urgence de la résistance à la brutalité du pouvoir, notamment contre les immigrés avec ou sans papiers. Pendant ce temps, l’Assemblée nationale engloutit les partis dans des batailles en vase clos dont le RN risque de tirer profit.
La victoire relative du NFP en juillet clôt un long cycle d’atermoiements stratégiques des partis de gauche devant la brutalité du pouvoir, la radicalisation de la droite et l’enracinement de l’extrême droite. La nomination du gouvernement Barnier soutenu par le RN en ouvre un autre qui nous met en demeure de lucidité.
Nous sommes devant la vérité ultime du néolibéralisme : la destruction systématique de l’État social, la destruction de la politique comme débat public contradictoire, la réduction de la démocratie à l’élection d’un pouvoir autoritaire. La haine de la démocratie, le racisme comme principe de cohésion social et l’abolition de l’avenir sont le « triangle de fer » du néolibéralisme politique que nous avons à affronter.
Le déni des urnes par Macron et la droite extrémisée est-il une péripétie dans une période d’incertitude où tout devient possible à court terme y compris la revanche électorale?
Sommes-nous au contraire entrés dans une période durable de verrouillage politique et institutionnel parce que le néolibéralisme, à court d’arguments démocratiques, est prêt à tout et que le RN est une base électorale solide ?
À moins que la turbulence ne soit durable et la revanche électorale, en l’état, plutôt aléatoire…
Quoiqu’il en soit, une réflexion collective est urgente et elle ne peut pas être l’apanage de partis politiques aussi unis en juin qu’ils sont de fait divisés sur la stratégie qui doit guider cette union. Les forces syndicales, sociales, associatives qui ont déterminé la réalisation de l’unité et assuré la mobilisation électorale sont-elles condamnées à rester les fantassins de stratégies qui s’élaborent ailleurs, suspendus à des choix, des déclarations ou des candidatures à prendre ou à laisser ?
La situation est trop grave, trop dangereuse pour continuer comme si de rien n’était. « La folie, c’est de refaire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent », aurait dit Einstein.
L’extrême droite, stade suprême du néolibéralisme ?
Aux États-Unis, la Silicon Valley, Elon Musk et Jeff Bezos votent Trump. En Italie, Giorgia Meloni mène son entreprise illibérale avec la bienveillance de l’Europe. En France, Macron, pour le maintien d’une politique néolibérale radicale, met au gouvernement la droite la plus réactionnaire, la plus malmenée par les urnes, la plus hostile au front républicain et scelle un pacte de non-agression avec l’extrême droite. N’ayant pas pu mettre le RN au pouvoir par la dissolution, il lui propose une sorte de stage de bonne conduite parlementaire au sein d’une majorité de guerre sociale qui ne dépend en fait que de son bon vouloir.
L’extrême droite comme l‘extrême droitisation des droites, est-elle le stade suprême du néolibéralisme politique ? Le tournant stratégique du capital, dès les années 70, a été un choix antidémocratique, voire un choix de « guerre civile »1. Le rapport de la Commission Trilatérale en 1975 (Crisis of democracy)2 cible le peuple dont le désir de souveraineté entrave la bonne gestion du monde et du marché devenu une loi fondamentale de la puissance publique. La constitutionnalisation du marché, dont le Chili de Pinochet est le laboratoire sanglant, s’impose dans des contextes institutionnels très variés.
Ce tournant ferme progressivement la porte à tout compromis social. Le capital financier n’a tendanciellement plus rien à négocier3. La social-démocratie y perd son espace politique et glisse vers un social libéralisme dévastateur. Le mouvement populaire et les syndicats en font l’expérience récurrente dont la dernière fut la mobilisation contre la réforme des retraites.
Car le consentement populaire ne se négocie plus non plus. Même la droite « républicaine » va perdre son espace politique. Dominique de Villepin semble le dernier survivant de cette espèce disparue. Quand le consentement vient à faire défaut, comme avec les gilets jaunes, le refus majoritaire de la réforme des retraites ou le sursaut électoral de juin-juillet, les masques tombent et la démocratie ne pèse pas lourd dans la balance.
Dans cette guerre faite à la démocratie, racisme et islamophobie sont une arme majeure4. La combinaison bien française de racisme colonial, de panique migratoire, et d’islamophobie agressive est au cœur du pacte politique scellé entre le gouvernement Barnier et le RN. Dans son discours à l’assemblée nationale le 2 octobre, le nouveau ministre de l’intérieur, sans être démenti par personne, affirme vouloir « réduire l’immigration illégale mais aussi légale » et « passer de la lutte contre le séparatisme à la lutte contre l’islam politique intrusif ».
Sur l’immigration, le mise en pratique des consignes ministérielles est d’ores et déjà dramatique. Même le renouvellement des rires de séjour les plus anciens est devenu un chemin de croix qui précarise brutalement des familles. Quant aux nouvelles demandes, il a fallu à Saint-Denis une mobilisation forte des associations pour que les demandeuses et demandeurs soient accueilli.e.s en sous-préfecture et non réduit.e.s depuis la rue à échanger les formulaires avec les appariteurs au travers de grilles verrouillées….
Sur l’islam, le ministre est encore plus précis dans son discours aux préfet six jours plus tard, ciblant un « entrisme islamiste visant à ‘frériser’ ou ‘hallaliser’ la société dans son ensemble ». Il annonce un système de surveillance tous azimuts des « manifestations et organisations suspectes » et se propose « d’imaginer une nouvelle incrimination pénale ».
Après les sempiternelles lois contre l’immigration, sommes-nous en train d’assister à la naissance d’une législation anti-musulmane ?
Là encore l’affaire n’est pas nouvelle. Faute de promesses mobilisatrices, les classes dominantes ont distillé la haine de l’autre comme principe de cohésion sociale et le racisme comme naturalisation de l’inégalité. Le vieux racisme colonial de domination, né avec le capitalisme5, se combine progressivement à un racisme de persécution. Le « problème de l’immigration » est installé dans le débat public dès les années 1980. Puis l’islam est devenu une menace terroriste, des fillettes voilées ou des femmes en burkini une menace civilisationnelle. Depuis vingt ans, le déchainement xénophobe et islamophobe s’emballe au rythme de l’explosion des inégalités sociales.
Il restait à abolir l’avenir. La fameuse Fin de l’histoire de Francis Fukuyama6, cri de triomphe du libéralisme après la chute des communismes réels, livre aujourd’hui sa vérité. N’ayant plus de concurrent solide, le capitalisme n’a plus besoin de maquillage. N’étant plus confronté à un contre récit qui lui disputait la légitimité sur le terrain de l’avenir, le capitalisme n’a plus à porter la promesse d’un avenir quelconque. Il lui suffit de gouverner par la peur du pire
Le discours alarmiste sur la dette du gouvernement Barnier est à la fois le produit de la gestion calamiteuse des gouvernements macronistes successifs, des transferts massifs vers les entreprises et la meilleure stratégie pour prolonger la casse financières des services publics et des protections sociales, de laisser les victimes des inondations face à leur propre détresse face à un avenir qu’on leur annonce pire encore. Avec un changement climatique de plus en plus tangible et dévastateur, avec la prégnance de la guerre, le néolibéralisme parvient à se nourrir, idéologiquement et économiquement, des catastrophes dont il est lui-même responsable.7
Le triangle des Bermudes de nos difficultés
Ce triangle néo-libéral a mis un demi-siècle à se déployer pleinement. En un demi-siècle, les gauches s’y sont embourbées. Le communisme n’est pas parvenu à se refonder, la social-démocratie s’est noyée dans le social libéralisme et les Verts n’ont pas tenu leur promesse de renouveler la politique. Seul le nouveau courant insoumis porte aujourd’hui le fer aux points stratégiques de ce triangle au risque d’être diabolisé y compris par des alliés gênés aux entournures. Les boussoles se sont affolées dans une sorte de triangle des Bermudes politique qui nous nous approche chaque jour du naufrage : les bouleversements des modes d’exploitation, l’installation du racisme comme lien social et la délocalisation sociale de la politique
L’extension sans limite du champ de l’exploitation s’est accompagnée d’une offensive obstinée contre le statut salarial et ses garanties. Le « capitalisme de plate-forme »8 est devenu le royaume de l’auto-entreprenariat. La numérisation de la gestion des services (publics comme privés) a transféré une partie du travail sur les usagers eux-mêmes.
À la casse des solidarités acquises, des services publics, de la notion même de commun au profit du marché s’ajoute la déconstruction du droit social commun au profit du droit particularisé. Le remplacement systématique des allocations et aides universelles au profit d’aides ciblées et sous condition en est le principe général. S’introduisent alors seuils et clivages au sein des classes populaires. Elle installe l’idée que la pauvreté serait source d’avantages.
Difficile dans ce chaos social d’y retrouver ses troupes. Le capital a dispersé le prolétariat « façon puzzle ». La mobilisation électorale (quand elle existe encore) n’est plus pensée comme le prolongement d’une mobilisation sociale. Les gauches en sont réduites à raisonner en termes d’électorats, de tranches d’âge, de sectorisations sociales, de zones urbaines, de grilles statistiques sondagières. Faute d’ancrage suffisant des stratégies dans la réalité des souffrances mises en concurrence comme des pratiques de solidarité et des cultures populaires, le calcul électoral prend le poste de commandement, instrumentalise le peuple et nourrit des polémiques sans issue sur les priorités de campagne.
Dans ce chaos, la stratégie néolibérale de la haine a fait mouche. En Angleterre durant l’été 2024, ce sont des laissé.e.s pour compte du libéralisme anglo-saxon qui ont pris d’assaut des mosquées ou des hôtels de réfugiés à Southport, Aldershot, Sunderland, Leeds, Stroke of Trent, Rotherham, Tamworth, Solihull. Cette soudaine banalité du pogrom nous révèle à quel point le racisme est devenu un paradigme social total.
En France, de la même manière, les abandonné.e.s de la désindustrialisation, les abandonné.e.s des services publics, des communautés populaires déstabilisées se cherchent une fierté commune. Son ciment subjectif s’ancre dans le racisme, la persécution du plus dominé que soit, la haine de l’autre comme danger pour ce réconfort de l’entre soi. Comme le montre Félicien Faury dans Des électeurs ordinaires9, le racisme est au cœur du vote RN, il fait culture car il est une arme subjective contre le sentiment de déclassement.
L’abandon programmé du peuple à son propre sort d’exploité, méprisé, précarisé, moralisé, a généré sur tous les continents, une montée irrésistible des extrêmes droites identitaires, nationalistes, ethnicistes ou religieuses. Comme si la dévastation des solidarités et des communautés humaines par le capital ne pouvait produire que des communautés de haine.
Dans le même temps, la politique partisane a perdu ses racines. En mettant les profits financiers à l’abri des rapports de force sociaux et les décisions gouvernementales à l’abri des mobilisations sociales, le néolibéralisme abolit les bases matérielles de la politique née avec la modernité.
La politique partisane comme pratique collective, comme culture de prescription sur les choix collectifs et leur traduction institutionnelle perd alors de sa substance et de sa crédibilité populaire. Elle tend à devenir un théâtre d’ombres devant un parterre médusé ou désabusé, une activité phagocytée par les échéances institutionnelles et les soucis électoraux, la récurrence des promesses non tenues, une figure de l’impuissance. Ses lieux d’élaboration et d’énonciation que sont les partis nés à la fin du XIXème siècle ont perdu progressivement de leur crédibilité.
Que reste-t-il aux peuples sinon la Lucidité version José Saramengo10, la colère de l’émeute, ou la séduction des discours de ressentiments ? Que reste-t-il aux gauches entre le social libéralisme et la tentation populiste ? Cette dernière s’est incarnée un peu en Grèce avec Syriza, un peu plus en Espagne avec Podemos, beaucoup en Italie avec Cinque Stelle. Elle a connu respectivement la défaite, la dissolution dans le jeu parlementaire et la compromission avec l’extrême droite.
La politique a changé d’adresse
Les lieux politiques d’élaboration et d’énonciation ont changé d’adresse. Ils ont migré vers des forums, des agoras, des ronds-points, des places occupées… Ce qu’on nomme « mouvement social » a pris progressivement la place des partis dans la production d’un contre récit politique et offensif contre le patriarcat, le racisme, les discriminations, la violence de l’État contre les plus démunis, la violence du capital contre la planète et contre le vivant .Il porte avec intelligence et arguments une critique précise du néo-libéralisme et l’aspiration à une autre façon de vivre ensemble. Il a imposé aux partis de gauche leur unité en juin 2024 et est pour une bonne part le garant de sa durée.
La « droitisation » de la France est une illusion d’optique : qui peut aujourd’hui sérieusement contredire cette thèse provocatrice de Vincent Tiberj11 ? Son travail rigoureux montre que la droitisation des élites cache un pays qui reste à gauche dans ses choix sociétaux et ses représentations du monde. Pire, cette droitisation qui sature l’espace public désespère en profondeur le pays.
Le constat est vertigineux. Car cette distance croissante ne détermine pas un ébranlement idéologique des élites mais une fracture que mesure l’abstentionnisme endémique comme les autres voies choisies par les peuples pour se faire entendre.
La panique woke qui s’est emparée du pouvoir et des dominants est à la mesure de la puissance, notamment dans les plus jeunes générations, des mobilisations actuelles contre le patriarcat, l’homophobie, la transphobie, la destruction de la planète et du vivant le génocide en cours à Gaza… qui déborde parfois les cadres pour devenir de la rage émeutière.
D’un continent à l’autre et notamment en France, émeutes et soulèvements sont autant de preuves de vie qui, par salves, constituent les pulsations d’un siècle dont le cœur vivant bat sans cesse. On y entend ces six pulsations majeures qui soulèvent les peuples et rythment notre temps12 : le droit à la vie pour toutes et tous vie, les conditions nécessaires à la survie, l’urgence de démocratie, le droit des peuples, la féminisation du monde, la défense du vivant.
Comme un bruit de fond assourdi par la répression, ce long et précis réquisitoire des peuples est en mal de légitimité politique. Bien peu de forces politiques acceptent de l’entendre pleinement, tant le souci de respectabilité institutionnelle et électorale, la peur de sortir du cadre d’un débat public domestiqué l’emporte souvent sur l’écoute attentive des dominé.e.s.
Cette écoute dévoilerait pourtant une formidable compétence populaire aussi crainte par les puissants que sous-estimées par les gauches. Elle s’est manifestée avec force en mai 2005, nourrissant la mobilisation et la victoire du non au référendum sur le traité constitutionnel européen, symbolique victoire majoritaire contre le triangle de fer du néolibéralisme politique. Elle resurgit en octobre 2019 lors de la Convention citoyenne pour le climat dont les analyses et les propositions sont inassimilables pour un pouvoir macronien qui pensait la manipuler.
Cette compétence est ancienne. Elle s’est incarnée dans la fierté ouvrière, celle du capitaine des machines13 qui fit la force de la classe. Elle est portée par tous les investissements professionnels, des ingénieurs aux soignants, des agriculteurs aux enseignants. C’est aussi une compétence de coopération. La réaction néolibérale lui a fait une guerre managériale sans merci en lui substituant l’obéissance et la contrainte. Quitte à découvrir que dans un système sanitaire dévasté et face à l’autoritarisme incompétent, seule la mobilisation des compétences et des capacités d’auto-organisation des personnels soignants pouvait faire face au covid au printemps 2020.
Cette compétence collective se nourrit de l’engagement dans des associations, dans les grèves, sur les ronds-points, dans l’organisation tout simplement de la vie et de la survie familiale. La mobilisation contre la réforme des retraites en 2023 a ainsi été une bataille de masse d’expertise sur le travail, sur la vie au travail, sur la violence concrète du néolibéralisme. À la vérité des tableaux Excel, s’opposait une vérité de l’usure des corps, de la précarité des séniors, du caractère insoutenable du management qui réifie les personnes. Cette vérité de la vie a invalidé le discours du pouvoir dévoilé comme incompétent, déchainant sa violence tant institutionnelle que policière.
Enfin, l’aspiration à faire société face au chaos social est profonde. portant un besoin de faire communauté solidaire non seulement dans la proximité mais à l’échelle du pays tout entier. Les émeutes racistes anglaises n’ont été arrêtées ni par la répression, ni par les leçons de morale, ni par les annonces anti-immigration d’un gouvernement travailliste social libéral, mais par des manifestations anti racistes qui leur opposaient sur place une autre façon d’être ensemble à l’instar des héros de Ken Loach, dans « The Old Oak ».
Car les solidarités locales, nationales, voire internationales dessinent un autre principe de cohésion nationale que celui de la haine. L’auto-politisation du mouvement des Gilets jaunes en 2019 en montré le chemin. Par la présence de la jeunesse des cités dans le nouveau milieu ouvrier de la logistique des plateformes (comme Géodis). Par la solidarité spontanée envers les lycéens de Mantes-la-Jolie (8 décembre 2018)14. Durant l’épidémie de covid, lors du premier confinement, d’anciens collectifs de gilets jaunes se sont investis dans la solidarité matérielle avec les familles des cités. Les « bourgs » et les « tours » ne sont pas si éloignés que ça : nombre des 500 villes touchées par les émeutes de juin 2023, nombreuses étaient celles qui avaient connu des ronds-points occupés en 2019.
En 2023, la force, l’unité, l‘inclusivité du mouvement contre la réforme des retraites en ont fait un mouvement politique : la prescription populaire ne portait plus seulement sur le texte, voire sur la répression policières du mouvement, mais aussi sur le fonctionnement des institutions et la répression policière en général, sur la société que nous voulons être. Les affrontements de Sainte Soline en mars achèvent d’intégrer l’urgence climatique et la thématique des communs à la mobilisation. La volonté et la joie de « faire corps commun » est d’une force rare. Elle est notre trésor et ne peut être déléguée à personne.
Construire un Front vraiment populaire
On ne combattra pas le RN et la droite extrémisée dans les semaines, les mois, les années qui viennent en faisant l’impasse sur cette force collective qui a porté le NFP sur les fonts baptismaux avant de lui donner une majorité relative au second tour de l’élection législative .
- Ne pas confondre des principes de solidarité sociale avec des arguments électoraux
Incarner une société alternative, une autre façon d’être ensemble dans la vie et pas seulement un programme, est un impératif pratique. Cette incarnation, ancrée dans les solidarités actuellement à l’œuvre, est la seule façon de rétablir l’avenir et de combattre le ciment communautaire que sont devenus le racisme et l’islamophobie.
Voilà pourquoi il n’est pas possible de segmenter l’offre politique, de faire des tracts pour les un.e.s et des tracts pour les autres. On ne convaincra pas vraiment l’électorat des « bourgs » en faisant l’impasse sur la nécessaire solidarité avec les « tours ».
Voilà pourquoi il n’est pas non plus possible de ne regarder la jeunesse populaire comme une simple « cible électorale », car des exigences portées par « les tours » ont aujourd’hui une portée éthique universelle. Certes la puissance de la solidarité avec Gaza et la Palestine dans la jeunesse des quartiers donne un avantage électoral certain à la formation politique qui a su l’incarner, Mais cette solidarité est salvatrice pour toutes et tous car elle combat la déroute morale généralisée face à un génocide.
Quand racisme et islamophobie sont au cœur du dispositif politique et idéologique de domination, il n’est pas possible de ne pas le mettre au cœur de la bataille. Mobiliser celles et ceux qui en sont les premières victimes dans leurs vies et dans leurs corps doit permettre de donner force à un récit qui s’adresse à toutes et tous. Car au travers de cette bataille, comme au travers de la lutte contre le patriarcat, c’est de l’égalité de toutes et tous dont il est question. Patriarcat, racisme et exploitation ont toujours eu partie liée. L’antiracisme n’est pas une question morale ni la solidarité une simple affaire caritative. Comme l’avait compris Martin Luther King, l’exigence d’égalité est au cœur de la résistance au capitalisme15.
C’est bien un impératif pratique car l’heure n’est plus à la seule dénonciation théorique mais à la résistance pieds à pieds, à la protection des personnes et des familles, à la défense de la vie associative qui va être soumise à une inquisition moderne, à la défense de la liberté face à celui qui veut « rétablir l’ordre dans les esprits ». Car la panique migratoire organisée et la haine de l’Islam sont les chevaux de Troie de l’autoritarisme illibéral.
- Consolider la politisation durable des résistances
Il est évident ensuite que le Parlement ne peut pas être le seul lieu de la résistance. Pour deux raisons : d’abord parce que la mobilisation populaire est un creuset d’expériences et d’élaboration culturelle indispensable à la politique, ensuite parce que nous avons besoin que ce creuset se prolonge au-delà des moments forts de mobilisation sociale ou électorale.
Les grandes mobilisations sont d’intenses expériences collectives et de grands moments de nouages. Jamais cortèges revendicatifs n’ont été aussi inclusifs que les cortèges réunis contre la réforme des retraites. La mobilisation d’urgence qui a conduit à la naissance du NFP en juin puis au coup d’arrêt donné au RN lors des élections, a construit ou relancé localement et nationalement des solidarités politiques hors partis, produit des bases de conscience commune, ressuscité la gauche comme culture de combat.
Cette mobilisation a reconvoqué la politique sans se tromper d’adresse.
Des comités locaux aux géométries variées sont nés, incarnant toujours une volonté inébranlable d’unité, une volonté d’action immédiate, et le sentiment fort que les partis ne pouvaient pas être laissés seuls
À Saint-Denis, le comité local fait vivre tant bien que mal un réseau d’environ 200 personnes. Il est devenu une sorte de carrefour des luttes locales, stimulant les coopérations, dynamisant les actions. Il aspire aussi à continuer d’être un lieu de réflexion sur la conjoncture nationale et la lutte contre le gouvernement et l’extrême droite.
Ces comités peuvent être un atout nouveau et considérable pour la résistance qui commence. Encore faut-il que les partis acceptent de ne pas être laissés dans leur entre-soi, acceptent qu’une dynamique unitaire existe en dehors des choix d’état-major ou de groupes parlementaires, acceptent que des débats stratégiques soient partagés largement.
À l’évidence rien n’est joué. On voit bien comment la coquille se referme dans le huis clos des groupes parlementaires dès qu’un débat délicat est ouvert par les pièges élaborés par le RN. On voit les obstacles à franchir quand le maire de Saint-Denis (PS) refuse une salle pour une réunion du comité local (dans lequel des militant.e.s de LFI, du PC, du NPA et même du PS sont investis) au prétexte que la réunion publique envisagée n’a pas été convoquée par les « quatre principaux partis » du NFP…
- Organiser la démocratie en acte
Ces réticences ne sont pas anecdotiques mais structurelles et surtout dommageables. Elles font la faiblesse du NFP qu’elles privent d’une intelligence politique qui n’est plus « organique » et partisane mais populaire et démocratique. Celle -ci se cherche depuis plus de 20 ans des formes propres d’organisation : celle des forums sociaux, celle des places occupées, celle des ronds-points et des « assemblées des assemblées » des gilets jaunes.
Il y a bien eu des tentatives pour la prendre en compte. Les parlements de « l’union populaire » lancé par La France insoumise à l’occasion de l’élection présidentielle de 2022 ont été une tentative timide pour capter cette intelligence des luttes au risque de l’instrumentalisation. L’échec du projet de « Parlement de la Nupes »16 était écrit d’avance : On ne construit pas facilement du commun avec de la concurrence partisane. Une alliance partisane accepte mal de mettre en place des structures unitaires citoyennes qui risqueraient de dissoudre l’identité de chacun des « alliés ».
Il faudra bien les contraindre. La démocratie ne peut attendre la Sixième République et le président providentiel comme d’autres pouvaient attendre Godot. Elle ne s’imposera que comme un processus de rassemblement, de propositions et d’action.
La démocratie est déjà au cœur des résistances et des soulèvements comme la haine de la démocratie est au cœur du néolibéralisme autoritaire. Cette volonté « d’être là » malgré tout, d’avoir une vie qui compte, d’avoir un avis qui porte, est le fil rouge des colères de l’époque. Elle a l’épaisseur vitale des corps soumis à la violence de l’État, des peuples qui cessent d’avoir peur, des dos jaunes qui s’exposent en réclamant un RIC (référendum d’initiative citoyenne), des femmes torturées en Iran, des vies fauchées trop tôt.
Sans une organisation démocratique de l’unité populaire qui déborde et contraigne les organisations existantes, sans cette démocratie réelle des corps et des paroles confrontées, aucun barrage solide ne nous protégera de la tourmente qui commence.
Combattre l’illégitimité du gouvernement Barnier, barricadé dans les institutions, et l’assise sociale du RN ne se fera pas sur un malentendu. Nous ne ferons pas l’impasse sur la promotion en acte d’une réelle démocratie et d’un principe de cohésion sociale d’égalité et de solidarité.
On ne « construit » pas un peuple sur de bons slogans électoraux autour d’un candidat charismatique. Telle est l’erreur originelle de ce qu’on a appelé le « populisme de gauche »17. Nous avons besoin d’une mobilisation commune, durable, associant partis, associations, syndicats, collectifs militants, portant la conception du peuple que nous voulons être, qui lui donne corps, qui fasse culture, qui s’ancre dans des pratiques de résistance.
- Christian Laval, Haud Guéguen, Pierre Dardot, Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile, une autre histoire du néolibéralisme, LUX, 2021 ↩︎
- La crise de la démocratie: Sur la gouvernabilité des démocraties, NY University press, 1975 ↩︎
- La pauvreté elle-même devient rentable par l’endettement qu’elle impose. La dette est un produit financier qui s’achète, se vend et génère des profits indépendamment de la solvabilité de l’emprunteur. La crise des subprimes aux États-Unis en 2008 ne ruina vraiment que les pauvres. En 2022, le total des dettes souveraines (71 600 milliards de dollars) représente 72% du Pib mondial, et les dettes privées (220 000 milliards de de dollars) 220%. ↩︎
- « L’ordre civil est fondamentalement un ordre de bataille », Michel Foucault, Il faut défendre la société ↩︎
- Sylvie Laurent, Capital et race, histoire d’une hydre moderne, Seuil, 2024 ↩︎
- Francis Fukuyama, The end of History and the last man, 1990 ↩︎
- Naomi Klein, La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre, Acte Sud, 2010 ↩︎
- Nick Srnicek, Le capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique, Lux, 2018 ↩︎
- Félicien Faury, Des électeurs ordinaires, enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil 2024 ↩︎
- Dans son roman, José Saramengo raconte une panique électorale : à l’heure du dépouillement, 83% de votes blancs sont comptabilisés. ↩︎
- Vincent Tiberj, La droitisation française, mythe et réalité, PUF, 2024 ↩︎
- Alain Bertho, De l’émeute à la démocratie, La Dispute, 2024 ↩︎
- Michel Verret, Le travail ouvrier, Paris, Armand Colin, 182 et La culture ouvrière, Armand Colin, 1989 ↩︎
- Le 6 décembre 2018, 153 lycéens interpellés à Mantes la Jolie sont filmés par les forces de l’ordre à genoux les mains sur la tête. Le 8 décembre à Thionville, Besançon, Orléans et Paris, des manifestants gilets jaunes s’agenouillent devant les CRS et mettent les mains sur la tête. ↩︎
- Sylvie Laurent, Martin Luther King. Une biographie intellectuelle et politique, Paris, Seuil, 2015 ↩︎
- Nils Wilke, « Parlement de la NUPES, la grande désillusion », Politis, 2 octobre 2023. Voir le site du Parlement de la NUPES. ↩︎
- Chantal Mouffe et Inigo Errejon, Construire un peuple, Ed. du Cerf, 2017 ↩︎
Que de pages pour pas grand chose. De belles théories rabâchées par une gauche qui prétend être la seule à faire surgir la vraie démocratie contrairement aux autres – la droite – qui la vilipende.
J’aurais bien aimé un exemple où la gauche a instauré cette très vertueuse démocratie, celle du vrai peuple. Votre billet ressemble fort « aux lendemains qui chantent », mais en évacuant soigneusement toute référence au marxisme et autres chimères proclamés haut et fort dans un passé pas très lointain. Peut-être, que vous ne vous en souvenez pas ou ne voulais pas vous en souvenir?
Oui, le constat politique est caractéristique d’une évolution du libéralisme extrême que veulent imposer Macron, Barnier, Attal, et leurs supporters en France, à l’image de ce que veut faire Trump aux États Unis avec l’appui des milliardaires américains.
Le libéralisme et le capitalisme sont à bout de souffle, et leurs représentants politiques usent jusqu’à la corde, tout ce qu’ils ont mis en place pour se maintenir au pouvoir : la manipulation idéologique par l’accélération du contrôle politique de l’information et des médias ( Cf Bollorê), le déviationnisme constitutionnel et le non respect des votes populaires ( Cf les votes sur les traités européens jusqu’à l’utilisation du 49.3), l’utilisation massive des ressorts les plus abjectes comme le racisme ou la xénophobie, la privatisation ouverte ou rampante des services publics, etc…
Dans ce chaos politique, les progressistes, les républicains sincères, les écologistes, les travailleurs sociaux, les organisations syndicales de travailleurs, les militants de l’éducation populaire, les ddfenseurs de la culture pour tous sont malmenés comme jamais et étouffés. Il faudra bien autre chose que des coalitions politiques instables pour redresser la situation et revitaliser le champ des valeurs, la démocratie sociale, l’appétence pour une République juste, fraternelle, universelle, écologique et laïque.
Qui hait la démocratie ? Ceux qui rejettent un de ses principes fondamentaux : tous les citoyens sont égaux quelle que soit leur opinion.
La prétention des partis gauche et d’extrême-gauche à se croire au-dessus, moralement et civiquement, de ceux qui ne partagent pas leurs idées est vaniteuse, ridicule. Et dangereuse. Cela répand un climat malsain.