Le retour de « classe contre classe »

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LFI adopte une communication agressive vis-à-vis du PS qui n’a pas voté la censure du gouvernement ce mercredi, une stratégie qui n’est pas sans rappeler celle du PCF des années 30, comme le souligne l’historien Roger Martelli. Mais il ne s’agirait pas d’en oublier le désastreux bilan.

Par Roger Martelli

Le sommet de la France insoumise a disjoncté. Alors que le monde est en train d’entrer dans une ère nouvelle, dans la foulée d’un trumpisme arrogant, les responsables insoumis diffusent des images qui mettent sur le même plan les socialistes et le Rassemblement National. Il paraîtrait même que certains n’hésitent pas à affirmer que le temps est revenu de « classe contre classe ».

Ils font allusion à la ligne politique désastreuse qui régit le monde communiste entre 1929 et 1934, qui provoqua l’isolement des communistes et qui fut heureusement abandonnée à partir de l’été 1934. En 1935, à partir de l’exemple français, la stratégie de « classe contre classe » est définitivement abandonnée au profit de celle de « front populaire ».

Rappel d’un errement désastreux…

De 1921 à 1943, le Parti communiste est membre de l’Internationale communiste, dirigée par le PC d’Union soviétique. Autour de 1927-1928, alors que le monde communiste est entièrement dominé par Staline, une nouvelle ligne politique s’esquisse à Moscou. Le monde capitaliste, expliquent les dirigeants russes, est entré dans une « troisième période ». Après la vague révolutionnaire qui suit 1917 et la stabilisation de 1924-1927, serait venu le temps des crises, de la « fascisation » du régime et des nouvelles perspectives révolutionnaires. Or cela implique que les communistes renoncent aux compromis, au légalisme et au parlementarisme : l’heure est aux affrontements directs et décisifs, « classe contre classe ».

Dans ce contexte tendu, où la peur de la guerre prend un tour paroxystique, la question des alliances n’est plus d’actualité. Désormais, ce sont des blocs qui sont face à face ; d’un côté la bourgeoisie et son impérialisme, de l’autre le prolétariat adossé à sa « patrie soviétique ». Il n’y a plus de demi-mesure face à un bloc bourgeois où l’aile droite et l’aile gauche se confondent, où le fascisme et le socialisme sont à ce point rapprochés que l’on vilipendera désormais les « social-fascistes » de l’Internationale socialiste. A la limite, ce sont les socialistes qui sont tenus alors pour les plus dangereux, car ils empêchent les ouvriers radicalisés de rejoindre les rangs communistes…

Bon gré mal gré, le PC français s’engage à fond dans cette ligne, qui débouche sur une répression étatique sans précédent. Sous l’impulsion erratique de Moscou, la direction communiste française est resserrée et épurée. Sur le terrain, la grève politique de masse et l’occupation violente de la rue (« pour un œil les deux yeux, pour une dent toute la gueule ») sont les formes préconisées de la mobilisation militante. « Dans la situation actuelle du mouvement ouvrier, du développement fasciste du gouvernement et des organisations réformistes, du passage à la dictature fasciste ouverte, nous devons poser les solutions prolétariennes, donner au mouvement de masse antifasciste un caractère de classe, et la seule façon de le faire, c’est de propager déjà dans la masse les idées essentielles de la démocratie prolétarienne » (Raymond Barbé, devant le Bureau politique, 13 février 1930).

Et de son abandon salvateur1

La nouvelle ligne s’avère désastreuse. À l’échelle européenne, la réaction prend un peu partout de l’ampleur, des régimes autoritaires s’installent à l’Est, le nazisme l’emporte en Allemagne, le mouvement ouvrier est écrasé en Autriche. En France, la gauche remporte certes largement les élections législatives de 1932 mais elle est divisée, les radicaux hésitent entre la fidélité au Cartel des gauches et les alliances avec la droite, tandis que les socialistes sont désarçonnés par l’ampleur de la crise économique et politique. Quant au PCF, qui avait bien passé le cap du premier tour des législatives de 1928 (11,3 % des suffrages exprimés), il est à peine au-dessus des 8 % en 1932 (10 députés contre 26 en 1924). Ses tentatives de mobilisation échouent toutes, les unes après les autres, et les échecs accentuent son isolement. Cerise sur le gâteau, le 6 février 1934, la république est à nouveau directement menacée par la pression d’une extrême droite qui puise ses ressources dans la tradition des « ligues » du XIXè siècle, mais qui évoque furieusement les exemples inquiétants et voisins de l’Italie et de l’Allemagne.

Officiellement, l’Internationale communiste ne démord pas de sa ligne « classe contre classe ». Mais Moscou s’inquiète des évolutions européennes. A la tête de l’Internationale, sous l’impulsion du Bulgare Georges Dimitrov, une partie de la direction émet des doutes sur la viabilité de la stratégie en place. A Paris, mal à l’aise avec une ligne de fermeture qu’il accepte mais qui ne correspond pas à la culture un peu plus ouverte du « front unique », Maurice Thorez suit avec attention ce qui est en train de frémir à Moscou. Au printemps, il se saisit des premiers signaux venus du centre international. En juin, le PC signe un Pacte d’unité d’action avec les « sociaux-fascistes » d’hier. A l’automne, un pas supplémentaire est fait en direction des radicaux. Le « Front populaire » est désormais en marche et devient une ligne officielle en 1935, pour tout le mouvement communiste. Au début des années 1930, le modèle de référence de l’Internationale était le Parti communiste allemand, dont la rudesse toute prolétarienne était volontiers opposée à l’opportunisme latent des Français ; en 1935, c’est le PCF qui fait figure de modèle de substitution.

On sait les effets de ce tournant imprévu. Au début de 1936, le programme du Rassemblement populaire est signé par une centaine d’organisations politiques, sociales ou culturelles. En 1936, l’alliance de gauche remporte les élections législatives. Le PCF, qui a consolidé spectaculairement son communisme municipal en 1935, dépasse les 15 % et multiplie par sept son nombre de députés aux législatives de 1936. La gauche a retrouvé ses couleurs, le rouge a rejoint le tricolore, le Front populaire l’emporte, le socialiste Léon Blum devient chef du gouvernement, les urnes et la grève imposent les grandes mesures sociales, la figure ouvrière est alors au centre du paysage social français. Entre 1934 et 1936, la division des gauches laisse la place à leur rassemblement, sous les auspices de l’antifascisme, mais autour d’un mot d’ordre qui suggère une ambition bien plus large : « le pain, la paix, la liberté ».

Roger Martelli

  1. Pour plus de détails, le lecteur peut se référer à Roger Martelli, Jean Vigreux et Serge Wolikow, Le Parti rouge. Une histoire du PCF 1920-2020, PUF, 2020 ↩︎

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