Gauche : mettre les points sur les i

Il n’y aurait qu’une seule vraie gauche et elle serait aux portes du pouvoir ? Roger Martelli nuance et précise une réalité bien plus complexe. Pour que « la » gauche s’impose.

Dans un article récent, j’évoquais la nécessité, pour la gauche française, de penser dans un même mouvement la dynamique d’une gauche bien à gauche et celle de la gauche tout entière. Sans surprise, cette conviction m’a valu des critiques venant du flanc supposé être le plus à gauche.

 

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Pour les théoriciens de l’opposition de « bloc populaire » et du « bloc bourgeois », la gauche est une vieille lune, comme elle l’était naguère pour les tenants de cette conception du funeste « classe contre classe », dont le communisme du XXème siècle a toujours eu bien du mal à se débarrasser. Ils peuvent dès lors se gausser de cette alliance que je prônerais, selon leurs dires, avec des personnalités et des courants politiques (Cazeneuve, Hidalgo, Jadot…) devenus électoralement insignifiants… Qu’importe que la gauche dans sa totalité ne pèse pas au-delà des 29-32% des suffrages exprimés depuis 2017. La voie royale serait désormais ouverte pour la radicalité, la rupture et l’insurrection populaire. Tant pis pour les nostalgiques et les tièdes !

Je persiste pourtant : le conflit de la droite et de la gauche est une réalité, la référence à la gauche (et pas à la « gôche ») est un passage obligé, mais la gauche en l’état est encore anémiée. Elle ne se relancera pas « en l’état » : telle est la base du parti pris « refondateur », que j’ai choisi il y a longtemps et qui reste le mien aujourd’hui.

« Pour que la gauche de gauche devienne le porte-drapeau de la gauche tout entière, encore faut-il que rien ne soit fait qui la divise irrémédiablement. »

Depuis 1789, il y a toujours eu une gauche et elle a été continûment polarisée, autour de questions et de mots qui ont varié selon les moments. Le principe de distinction le plus structurant, depuis que la logique capitaliste s’est imposée comme une logique sociale dominante, est celui qui oppose le parti pris de la rupture systémique – le système produisant par « nature » de l’inégalité et de l’aliénation – et celui de l’accommodement au système – pour obtenir des améliorations substantielles sans attendre la rupture.

Que l’un ou l’autre de ces pôles domine le champ de la gauche n’est pas sans effet sur les dynamiques globales de la vie politique et sociale. Que le communisme français soit devenu dominant en 1945 a compté dans la forme prise en France par un keynésianisme conséquent et un État-providence solide. Qu’il ait perdu cette place hégémonique après 1978 a rendu plus facile le glissement progressif vers l’ultralibéralisme et l’évolution du socialisme, par touches successives, vers les renoncements du « social-libéralisme ».

Je suis profondément convaincu que l’expansion d’une gauche de rupture est une clé majeure pour relancer la gauche et regagner les couches populaires aujourd’hui tentées par le désengagement civique ou par le choix du « dégagisme » et de l’extrême droite. Mais pour que cette part de la gauche s’impose durablement, elle est contrainte de rassembler des segments d’une extrême diversité. Il lui faut ainsi regrouper politiquement des populistes, des communistes, des socialistes, des libertaires, des syndicalistes révolutionnaires, des militant.e.s des combats anti-discriminations, des féministes, des écologistes, des républicains… Socialement, il lui faut parler aux catégories populaires des métropoles, des réseaux urbains petits et moyens, des zones rurales délaissées. Elle doit toucher en même temps des salariés, des chômeurs, des auto-entrepreneurs, des précaires, des sans diplômes, des bacheliers et des formations supérieures.

Pour parvenir à faire une force agissante de cet agrégat, un esprit d’ouverture maximale est nécessaire, ce qui implique de ne pas rebuter une fraction au profit d’une autre, une aspiration au détriment des autres, de ne pas séparer sans cesse le bon grain de l’ivraie, de ne pas chercher à s’arroger le titre de représentant par excellence du « peuple », comme d’aucuns voulaient jadis être reconnus comme constituant « le parti de la classe ouvrière ». Pour stimuler cet espace expansif possible, autant ne pas se complaire dans les polémiques, les exclusions réciproques, les procès de non-conformité à la gauche, au peuple, à la République ou à la révolution. Pour que la gauche de gauche devienne le porte-drapeau de la gauche tout entière, encore faut-il que rien ne soit fait qui la divise irrémédiablement.

Mais que la gauche ne se réduit pas à la gauche de rupture est une autre dimension de la réalité, dont témoigne le fait que le total des gauches reste à un niveau dangereusement insuffisant. On peut toujours ricaner du faible score présidentiel des tenants d’une gauche pour le moins « timide » : il reste que la majorité écrasante est aujourd’hui du côté de la droite et que la dynamique est plutôt du côté de sa variante la plus extrême. La gauche de gauche, celle qui a fait ses armes dans les combats « antilibéraux » des années 1990-2000, est redevenue une force parlementaire, elle est plutôt électoralement en bonne santé et cela peut s’exprimer fortement au premier tour des scrutins nationaux décisifs. Mais peut-elle constituer à elle seule une majorité ? On peut franchement en douter. Il ne lui est déjà pas si facile de gagner une place au second tour des scrutins majoritaires ; il est encore plus difficile d’être suffisamment attractive pour l’emporter au second.

Comment et qui rassembler ?

Considérons un instant ce qui s’est passé du côté de l’extrême droite. Marine Le Pen a gagné la bataille dans son propre camp, en maintenant à distance Éric Zemmour, son challenger inattendu. Mais elle s’est attachée en même temps à peaufiner son image auprès du reste de la droite, à travailler à estomper cette « diabolisation » qui engluait à tout jamais son père dans la marginalité. Elle reste, il est vrai, pénalisée par les taux élevés de rejet et d’inquiétude qu’elle continue de soulever. Le dynamisme est de son côté et cela peut se concrétiser à un premier tour de scrutin ; elle n’est toujours pas assurée de l’emporter au second tour, face à quelque candidat.e que ce soit. On peut bien sûr s’en réjouir ; ce n’est pas pour autant une fatalité à tout jamais.

Ce raisonnement ne peut-il pas se projeter du côté de la gauche ? Une gauche bien à gauche a sans doute les moyens lui permettant de franchir l’obstacle d’un premier tour. Encore faut-il qu’elle s’appuie pour cela sur une alliance attractive ; encore faut-il que les forces et les personnalités en état d’y parvenir ne laissent personne sur le bord du chemin et ne cultivent pas la différence, au point de stimuler une répulsion rédhibitoire. Mais, une fois franchi l’obstacle du premier tour, l’objectif devient celui d’une majorité, la plus franche possible afin de gouverner selon les fins que l’on s’est assignées. Encore faut-il alors que la force ou la personnalité qui y parvient provoque le moins de répulsion possible, et d’abord dans les rangs de celles et ceux qui restent attaché.e.s à la gauche. La tâche ne peut être réalisable si, sur la durée, la prise de distance à l’égard de « l’autre gauche » fonctionne sur le registre de l’ignorance, du mépris ou de l’exclusion. Quand on se veut du côté de la « rupture », on peut et on doit même critiquer la logique périlleuse de « l’accommodement », on peut ne pas vouloir « d’alliance » avec ses tenants. Il n’est pas besoin de cultiver les consensus lénifiants et de proclamer benoîtement que tous les point de vue se valent. On peut légitimement se demander si les mots et les actes du voisin respectent bien les valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité qui ont été le terreau de la gauche historique. Mais seule « la » gauche peut parvenir à des majorités.

Comment réaliser cette alchimie du débat sans complaisance et du refus des anathèmes ? J’avoue honnêtement n’être pas en état d’en fournir seul la recette. C’est en y travaillant ensemble, et donc avec la volonté de s’y atteler, que l’on parviendra à éviter le pire et à aller de l’avant. On n’y réussira pas sans admettre au départ ce qui devrait être tenu aujourd’hui pour un préalable : tout doit être fait pour préserver la Nupes, ce qui pousse à améliorer tout ce qui peut l’être afin qu’elle vive ; ce n’est pas pour autant que la Nupes est toute la gauche.

C’est ce que j’appelle « mettre les points sur les i ».

 

Roger Martelli

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