États-Unis : y a-t-il une violence acceptable ?
Le meurtre de Charlie Kirk, militant pro-Trump abattu d’une balle en plein cou alors qu’il s’exprimait en public sur un campus, a provoqué une déflagration de part et d’autre de l’Atlantique. Cet acte terrifiant immortalisé par plusieurs vidéos, dont la brutalité fait froid dans le dos, rappelle à quel point les assassinats politiques qui ont émaillé l’histoire des États-Unis. Les images de leurs victimes perdant la vie ou gisant inertes sur le sol peuplent nos imaginaires.
Presque immédiatement, c’est la mémoire d’un grand débatteur qui est saluée notamment dans les rangs de la gauche. Tandis que le sénateur du Vermont Bernie Sanders commémore « un orateur et un militant très intelligent et une personne qui ne craignait pas d’aller au contact au public », l’éditorialiste du New York Times Ezra Klein le décrit comme « un des praticiens de la persuasion les plus efficaces de son époque », un homme qui « pratiquait la politique de la manière la plus juste ».
En France, Marine Tondelier dénonce « un crime contre la liberté d’expression » et rappelle sa volonté de « faire attention au débat public ». Caroline Fourest s’extasie quant à son « franc parler » et la manière dont, selon elle, « il n’incitait pas la haine contre les personnes en tant que telles », ajoutant qu’« il n’était jamais violent dans son argumentaire ».
Ezra Klein indique que « la base d’une société libre, c’est la possibilité de participer à la vie politique sans craindre la violence », mais sans jamais rappeler les propos odieux tenus par Kirk. Sauver le débat public est un but plus que louable mais de quel débat parle-t-on ? Peut-on qualifier de « débat » des incitations à la haine continuelle, simplement parce qu’elles s’exercent selon les canons de la bonne bourgeoisie intellectuelle, au sein d’institutions académiques ?
En réponse à la pluie d’éloges qui s’est abattue dans l’espace médiatique, l’écrivain Ta-Nehisi Coates a pris soin de rappeler dans Vanity Fair les nombreuses déclarations dont Kirk était coutumier. Le militant d’extrême droite était « pro-life » (anti-IVG) et « croyait dans les exécutions publiques », il qualifiait les membres des communautés LGBTQ+ de « monstres » et accusait les immigrés haïtiens ainsi que les exilés sans-papiers dans leur ensemble d’être des violeurs. Kirk blâmait les « donateurs juifs » d’avoir financé le « racisme anti-blancs » aux États-Unis et jugeait que Joe Biden méritait la peine de mort. Il estimait par exemple que les Afro-Américain·es se portaient mieux dans les années 1940, alors que la ségrégation les privait de droits civiques, ou encore que les femmes se devaient de servir leurs maris.
Kirk a affirmé que la nécessité de préserver le deuxième amendement garantissant le droit du port d’armes impliquait nécessairement qu’il y ait des morts par balles. Selon lui, il s’agirait d’un simple dommage collatéral, le nécessaire sacrifice de quelques vies pour la garantie des droits de la majorité. Le malheureux était sans doute loin d’imaginer sa propre vie allongerait la liste des tragiques disparitions liées aux armes à feu aux États-Unis.
Décrire un débat comme un exercice rhétorique sans ancrage social est d’une grave irresponsabilité politique. Les mots ont des conséquences. Lorsqu’ils sont haineux, ils nourrissent la possibilité d’une traduction dans des dispositions politiques violentes. La politique anti-immigrés de Trump se concrétise chaque jour sur le terrain par de violents tabassages et expulsions d’êtres humains dont le seul tort est d’avoir tenté de trouver une vie meilleure en dehors de leur pays d’origine. Le président américain démantèle savamment l’héritage des luttes des droits civiques tout comme il contrevient au droit des femmes et à ceux des personnes transgenres. Le sexisme, le racisme, la transphobie tuent.
Aucune des personnes qui a chanté les louanges de Kirk n’aurait envisagé de débattre avec un extrémiste représentant un gouvernement théocratique musulman. Pourquoi ? Parce que, du fait de biais racistes, dans ces cas leur dangerosité semble évidente.
Mais comme Kirk avait reçu en héritage l’expression orale de sa famille fortunée, il était courtois et bien peigné, on peut aisément adhérer à l’idée d’une forme de civilité contenue dans ses propos outranciers. Or chaque mot dégradant une communauté historiquement opprimée trouve un levier institutionnel pour être mis en œuvre et nuire à la sécurité des membres des groupes ainsi invectivés.
Les cultures occidentales tendent à séparer la pensée de l’expression corporelle, à louer l’expression verbale de la raison, quelle qu’elle soit, et à condamner la traduction physique de cette même violence. Sauf que ce sont des personnes humaines qui vivent les conséquences de ces « débats » supposément « intelligents ». La violence politique est intolérable qu’elle soit physique ou verbale.
Mais l’on ne peut se contenter de rêver d’une démocratie, où toutes les idées se confronteraient de manière polie/courtoise, sans perdre de vue l’essentiel : la dignité humaine ne peut jamais faire débat.