Est-ce qu’on a perdu Ruffin ?
François Ruffin est un homme de surprise. C’est son style. Alors, quand il vote la suspension de la réforme des retraites, beaucoup se sont demandé où était passé le Ruffin de Nuit debout.
« Je suis social-démocrate » : en novembre 2022, la Une du Nouvel Obs avait fait grand bruit. Le député-reporter n’avait pas dit exactement cela : il se déclarait social et démocrate. Qu’à cela ne tienne, François Ruffin modifiait son image, troublait ses soutiens.
Que devenait celui qui, associé à l’économiste « plus radical tu meurs » Frédéric Lordon, proclamait « Plus jamais PS » ? C’était le serment prononcé devant et avec une foule mobilisée contre les lois Travail du ministre de l’économie, Emmanuel Macron, et son prête-nom Myriam El Khomri. C’était pendant les « Nuits debout », invention toute ruffinienne qui renouvelait les formes d’engagements en ces années 2016.
Un an plus tard, c’est contre l’élection d’Emmanuel Macron que François Ruffin se lève. Au soir du débat entre le candidat et Marine Le Pen, il écrit un texte qui marquera ses lecteurs. Il répète 20 fois à l’endroit de celui qui va être élu président de la République « Vous êtes haï » : « Vous êtes haï, monsieur Macron, et je suis inquiet pour mon pays […] que la « fracture sociale » ne tourne au déchirement. Vous portez en vous la guerre sociale comme la nuée porte l’orage. À bon entendeur. » Toute cette missive contient ce que va faire et être François Ruffin : le porte-parole de ceux qui ont souffert de la mondialisation, de l’Europe libérale. Il va le faire d’une façon qui lui est propre : comme un journaliste et comme un artiste-réalisateur. Chez François Ruffin, la forme c’est le fond. Il ne parle pas des gens en général, il leur donne un prénom, un métier. Il parfait son image d’homme enraciné et proche du quotidien en débarquant à la tribune de l’Assemblée nationale avec un maillot de foot pour défendre les clubs amateurs et trouver les mots qui le racontent. Il n’est pas de Paris et ne parle pas la langue Science Po.
La gauche à l’ancienne
Ainsi François Ruffin s’est bâti une popularité et une visibilité. Son identité politique va de plus en plus s’autonomiser de celle de La France insoumise. Est-ce avec le tournant de 2019 que cela vrille entre François Ruffin et le mouvement de Jean-Luc Mélenchon ? Alors que le leader insoumis, hier à cheval sur la laïcité façon intransigeante, fait le choix de participer à une manifestation contre l’islamophobie, François Ruffin sèche : il a foot. Faux et ridicule de prétendre qu’il est raciste comme l’ont scandé des manifestants ce soir de juin 2024, place de la mairie de Montreuil. Mais vrai qu’il n’adhère pas au virage stratégique de La France insoumise. François Ruffin ne comprend pas vraiment les questions « identitaires » : elles ne font pas partie de son expérience et restent largement hors de son champ. Le féminisme, les mouvements décoloniaux, les luttes LGBT…
Il n’est pas contre mais ce n’est pas sa came. « Il m’a fallu changer et je ne suis pas au bout de mon chemin », reconnait-il volontiers. Il pense que c’est par la remise au centre de la question sociale que l’on surmontera les divisions qui rongent le peuple. Il traque Bernard Arnault dans « Merci Patron ! » pour donner un visage aux riches et aux puissants : que la colère puisse se cristalliser sur eux et non sur « les cassos » et sur les immigrés. C’est donc du social qu’il parle et il le fait dans des termes connus. François Ruffin fait dans le classique : « Depuis Marx et Jaurès, la gauche, notre gauche, rassemblait le peuple sur une base de classe, d’intérêts matériels, les ‘travailleurs‘« . Dans une note de blog, Manuel Bompard, le coordinateur de LFI, lui répond : « En refusant que l’on puisse aussi construire des rapports de classe par la mobilisation des affects, et pas seulement dans la conflictualité capital/travail, il fait preuve d’une conception économiciste du marxisme extrêmement réductrice. En assumant de positionner le racisme en dessous du ‘social’ dans la pile des priorités, il montre son incompréhension de la dimension pleinement sociale de la lutte antiraciste. »
Si François Ruffin n’est pas tellement intersectionnel, il est très gilet jaune. Il est parmi les premiers à se rendre sur les ronds-points avec sa caméra. Il dira souvent sa joie de voir ceux qu’il considère comme les siens relever la tête.
En parallèle, il développe une approche singulière des enjeux écologiques. François Ruffin croit à l’alliance entre une jeunesse éduquée critique du consumérisme, et le monde populaire. Il défend une logique de plafond et de plancher plutôt qu’une limitation par l’argent. Il se montre assez dubitatif sur les technologies, le « technosystème » ; plus volontiers low-tech ; il interroge la question du sens du progrès.
Avec ses vidéos bricolées dans sa cuisine, sa diction saccadée, il construit sa place dans le paysage politique : bien à gauche mais très singulier ; social et quasi décroissant.
En 2022, il repart sous les couleurs de La France insoumise… mais dès l’été, les désaccords se disent, se lisent avec le reste de LFI. Après les 22% de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle et la création de la Nupes, les insoumis installent durablement leur magistère au cœur de la gauche. Leur groupe est passé de 17 à 75 députés. Mais François Ruffin, lui, chagrin, voit l’écart grandir entre « les tours et les bourgs ». « Nous avons des faiblesses géographiques, presque partout hors des métropoles, dans les communes de moins de 100 000 habitants. Nous avons une faiblesse sociale, dans le salariat modeste, un peu au-dessus du Smic. Et nous avons une faiblesse démographique, chez les personnes âgées, qui sont de plus en plus nombreuses et qui vont voter. Nous ne serons pas majoritaires sans combler ces lacunes, au moins un peu. La ‘jeunesse‘ et les ‘quartiers populaires‘ ne suffiront pas. » François Ruffin reproche au mouvement de Jean-Luc Mélenchon de ne s’implanter que là où il gagne et d’abandonner trop d’ouvriers au RN.
Le désaccord va se généraliser. Il porte aussi sur la tactique politique. François Ruffin plaide pour que LFI se montre moins clivante, qu’elle exerce sa nouvelle hégémonie politique. « Au lieu de se placer au centre de l’échiquier, LFI s’est mise dans un coin. Elle est même devenue un repoussoir. Elle a ouvert un espace au centre-gauche. » Il fut très modérément écouté. En juillet 2024 c’est la rupture, sanglante. François Ruffin se casse. Et se fait réélire député, seul dans un département devenu terre de force du RN. Il suit ses camarades ex-insoumis au groupe Écologistes – le groupe communiste leur ayant claqué la porte au nez – mais il reste à distance des autres têtes dures : François Ruffin n’a aucun goût pour les réunions et ne veut rien négocier avec Clémentine Autain et Alexis Corbière. Il ne rejoint pas l’Après et crée son parti, « Debout ! ». Il voyagera léger.
C’est donc d’accord avec lui-même qu’il énonce ses positions protectionnistes. Depuis longtemps « plus nation que commission (européenne) », François Ruffin voit dans la nouvelle ère trumpienne l’occasion de relancer ses propositions : souveraineté et protection sur 100 produits vitaux pour la nation. En tête de liste l’acier, pour avoir les moyens d’une politique industrielle. François Ruffin trace sa route.
Stratégie d’un président-reporter
Son nouvel objectif : gagner la primaire de la gauche non-mélenchoniste. Il nous confiait en septembre 2024 : « Ma mission, c’est que la gauche referme la parenthèse libérale ouverte par le PS en 83 ». François Ruffin a-t-il la stratégie du coucou ? Espère-t-il se faire adouber par les sociaux-démocrates pour mieux les sauver du social libéralisme ? Il en a dérouté plus d’un avec son abstention sur la partie « recettes » du budget de la sécurité sociale et son vote pour la « suspension » de la réforme Borne. Ses arguments en faveur des petits gains ont peiné à convaincre les siens. JMSenaud le lui écrit sur X « Sur les retraites vous m’avez perdu. Bonne route à vous. Je resterai fidèle à vos films ». « Ruffin courbe l’échine, au lieu de combattre. Triste trajectoire de celui qui voulait changer le monde, mais que le monde a changé », écrit un lecteur de Regards, Michel Davesnes.
François Ruffin désarçonne et fâche. Lui, un traître ? Manuel Bompard semble le voir ainsi : « Il est mieux que nos chemins se soient séparés. Car il y a des pentes qui ne trompent pas. On en connaît le point de départ mais pas le point d’arrivée. »
Manuel Bompard n’a pas tort de relever une inflexion dans le discours de François Ruffin. Loin de ses saillies anticapitalistes, il se dit hanté par ses terres qui ont glissé élection après élections vers le RN tandis que la gauche ne décolle pas. « Je ne veux pas donner l’idée que ma stratégie serait de conquérir les électeurs du RN parce que, malheureusement, nous sommes dans un temps où ça s’est enkysté. Je ne gagne pas sans stratégie électorale dans une circonscription où la gauche fait 25%.«
Généralisant sa réflexion au niveau national, il écrit dans Ma France, en entier pas à moitié : « La bataille, c’est d’attirer les particules qui décollent du bloc central, les gros morceaux maintenant […] Se les représenter, socialement, comme des bourgeois, comme des chirurgiens qui prendraient leurs vacances à la Baule, avec un voilier dans le port et un pull-over autour du cou, c’est du n’importe quoi. Ces gens, jusqu’alors dans le ventre moi, que recherchent-ils ? Pas la Révolution, je ne crois pas. Plutôt stabilité, sécurité, protection. »
Comme il le répète lors de l’émission « Au poste », il « cherche ». Son inspiration, il la trouve en ce moment dans le CNR, le conseil national de la résistance de 1944 qui réunissait les résistants communistes, gaullistes, chrétiens : « Il nous faut désormais un appel à tous les républicains authentiques, aux voix et personnalités libres des chapelles de partis, libres des puissances de l’argent, libres des ingérences étrangères, tous ceux qui n’ont pas sombré avec la Macronie agonisante ou sur la pente du pire ». François Ruffin veut une nouvelle grande alliance transcendant les clivages et les partis. Dur à avaler.
La clé de compréhension de la nouvelle stratégie est explicitée dans une note de blog du 11 octobre. François Ruffin est alarmiste : « Nous subissons une triple offensive, de nature diverse : les drones russes, les surcapacités industrielles chinoises, l’impérialisme illibéral (pour ne pas dire fasciste) américain ». Face à ces dangers qu’incarne le RN en France, il ne croit pas que l’unité de la gauche suffira. « C’est à une unité du pays, qu’il faut appeler. » L’agitateur se veut grand rassembleur. Il ne croit plus au « barrage », « en défensif ». Pour réveiller l’espoir, il propose deux piliers : « progrès social et indépendance nationale ».
Comment remobiliser le peuple ? François Ruffin croit que là réside la clé. Il espère une primaire avec deux millions d’électeurs. « Il faut essayer quelque chose, ordonnait Roosevelt. Le pays ne nous en voudra pas d’avoir échoué, mais il nous en voudra de ne pas avoir essayé. Essayons quelque chose », conclue-t-il dans sa note de blog.
François Ruffin est intellectuellement mobile. Il a été à bonne école avec Jean-Luc Mélenchon. Il bouge sans hésiter. Son discours reste néanmoins identifié autour des enjeux industriels et du combat contre la mondialisation. Convaincra-t-il la France des bourgs, des tours… et des métropoles ? Répondra-t-il aux grands enjeux de l’époque ? Pourra-t-il rassembler, en commençant par les électeurs de la primaire ? Qui vivra verra.