Entrisme des Frères musulmans : le rapport qui exagère, effraye et clive

Image

Le rapport sur l’entrisme des Frères musulmans en France, présenté en conseil de défense est une œuvre commandée et exploitée pour des calculs politiques. Quand intégrismes religieux et intégrismes laïques se nourrissent l’un l’autre.

Étonnant document que celui qui vient d’être rendu public et qui concerne les Frères musulmans, dont l’action est présentée comme « une menace pour la cohésion nationale ». Ce rapport, dont la publication coïncide avec l’affirmation « républicaine » de Bruno Retailleau, a été discuté lors d’un « conseil de défense ». Certaines décisions seront « communiquées », tandis que d’autres, « classifiées », relèveront du si commode « secret Défense ».

La méthode Retailleau

Secret Défense, conseil de défense : une fois de plus, l’esprit est à la guerre, cette fois contre un « entrisme » qui va trouver son champ d’application lors des élections municipales de l’an prochain. À lire le rapport, nous devrions nous convaincre que nous sommes devant une entreprise visant potentiellement au renversement de l’ordre républicain et que seule une voie d’extrême fermeté nous mettra à l’abri du malheur. D’où vient donc la menace ? D’une conjonction des fondamentalismes religieux ? D’une organisation terroriste de déstabilisation avérée et illégale des institutions ? D’un réseau complotiste exacerbant les peurs pour préparer un recours à la dictature ? Rien de tout cela. Ni terroristes, ni salafistes pro-saoudiens : la cible est une organisation connue, fondée sur l’islamisme politique, structurée en réseaux, appuyée sur un « écosystème » d’organisations et cherchant une implantation locale à l’occasion des prochaines élections municipales.

On peut n’avoir aucune sympathie pour l’islamisme en général et pour les Frères musulmans en particulier. On peut n’aimer ni leur organisation hiérarchisée, ni leur idéologie, ni leurs discours à géométrie variable, ni leur prosélytisme communautaire. Mais de là à en faire la Grande Peur du moment, alors que la démocratie vacille et que la paix est en miettes ! Il ne faut pas être angélique, nous dit-on. 7 % des lieux de culte musulmans rassemblant chaque semaine 91 000 fidèles (sur un peu plus de 5 millions de musulmans estimés), 21 établissements scolaires potentiellement rattachés, 127 associations sportives rassemblant 65 000 adhérents (sur 16,5 millions de licenciés)… Cela vaut-il le recours à la guerre totale et à l’arme atomique ?

Le rapport mêle, sans hiérarchie aucune, le classique rapport de police, la dénonciation publique d’institutions et d’individus présumés dangereux, les jugements de valeurs péremptoires, les mises en garde solennelles et les préconisations d’action publique. Il tranche sur des questions complexes, l’organisation des cultes, la pertinence de la notion d’islamophobie, le rapport de l’islam à la politique.

Il se réclame de la République et de la laïcité. Mais de quelle République parle-t-on : celle qui stigmatise ou celle qui rassemble ? Quelle laïcité : celle qui attise les conflits ou celle qui apaise ? Le rapport se veut rassurant pour une nation inquiète. Mais en focalisant les peurs sur une fraction de l’islam, il risque de déboucher sur une seule issue : l’angoisse, le refus de l’autre, le ressentiment. Autant dire : au triomphe de l’extrême-droite. Que Bruno Retailleau ait envie de chasser sur les terres du RN ou se prépare à la grande union sacrée de toutes les droites relève de son choix. Mais qu’on ne mêle pas l’idée républicaine et le pari laïque de Briand et de Jaurès à cette infâmie.

L’enjeu des municipales

Par le biais de « l’écosystème » constitué par leurs associations et à défaut de pouvoir s’emparer de l’État, les Frères musulmans chercheraient en attendant à s’emparer du pouvoir municipal. Voilà donc les 35 000 communes de France promues au rang de nouveau front des luttes. Que les Frères déploient une stratégie patiente d’implantation locale, surtout dans les zones fortement marquées par l’immigration, n’a rien ni de bien nouveau ni de surprenant. Mais ce sont les lieux par excellence où pourrait se poser la question fondamentale : si les associations « fréristes » ont de l’impact est-ce seulement par le machiavélisme de leur comportement ? Ne répondent-ils pas à des attentes, négatives (le refus des discriminations) ou positives (la demande de sens de vie) ?

En se détournant de ce questionnement, on risque de se précipiter vers les solutions courtes et se diriger vers le pire au lieu de le conjurer. La voie de la répression administrative ? Elle peut grandir ceux qu’elle frappe. L’isolement politique ? Il peut exacerbe le sentiment de rejet et d’exclusion chez ceux qui sont tentés par ce choix. En fait, la polarisation sur le local et sur le danger « frériste » ou « salafiste » finit par fixer le débat sur le double danger de la « séparation » et de la « subversion ». Comme l’invocation de « l’arc républicain » ou de la « convergence laïque », elle pousse à l’alliance sans limite de tous les adversaires de l’islamisme, de droite comme de gauche.

Mais est-ce vraiment là le fond souhaitable des controverses municipales ? Ce qui perturbe la capacité à vivre ensemble pacifiquement, est-ce l’altérité menaçante ou la spirale des inégalités, des discriminations, du poids des spéculations immobilières, des logiques comptables, des financements insuffisants, de la citoyenneté imparfaite et des démocraties à repenser ? En déplaçant l’enjeu du débat, on déplace l’axe des alliances et, en focalisant tout sur les dangers de l’islamisme, on met au centre des solutions la force la plus déterminée dans la dénonciation de « l’Autre » par excellence, l’immigré, l’étranger, le musulman. À l’image du ministre de l’Intérieur – toujours au cœur du dispositif quand il s’agit de traiter de religion ou d’immigration –, certains peuvent vouloir jouer de qui sera le meilleur recours. À ce jeu, hélas, le RN est la tête de file.

Islamophobie : danger

Les islamistes crient volontiers à l’islamophobie ; c’est donc que l’islamophobie n’existe pas, suggèrent les auteurs du rapport. Comme si, au XXe siècle, l’anticommunisme avait été un mythe puisque que les communistes ne cessaient de le dénoncer… Il en est de l’islamophobie comme de l’antisémitisme : il relève d’une longue histoire. Mais l’histoire récente lui a donné de l’épaisseur, parce que la France a été une puissance coloniale, parce que l’immigration d’installation pérenne a augmenté la visibilité et le poids de l’islam et parce que la théorie du « choc des civilisations » nous a habitués à la conviction que l’islam était la principale menace pour un Occident en déclin démographique.

L’islamophobie n’a pas pris la place des autres grandes manifestations du refus de l’altérité, en particulier de celle de l’antisémitisme. Mais son poids s’est accru au fil des décennies. Le sémiologue et essayiste Tzvetan Todorov a usé d’une belle formule pour décrire son ressort fondamental : « Tous les êtres humains agissent pour une variété de raisons : politiques, sociales, économiques, psychologiques, physiologiques même ; seuls les musulmans seraient toujours et seulement mus par leur appartenance religieuse (…) Eux obéissent en tout à leur essence immuable et mystérieuse de musulmans ». Que le retour d’un radicalisme religieux s’observe sous toutes les formes, dans toutes les cultures et toutes les religions, cela semble sans importance : le danger est celui de l’islam. Ce qui compte, c’est que l’islam, par nature quasi exclusive, subordonne le politique au religieux et prône la lutte contre tout ce qui n’est pas musulman.

« Ce n’est pas en attisant l’incertitude et le ressentiment, chez les non-musulmans comme chez les musulmans, que l’on mettra la France à l’abri des angoisses, des haines et des replis »

Mais comment ne pas voir que l’attrait des fondamentalismes, quels qu’ils soient, n’est pas d’abord dans l’habileté, la violence ou les dissimulations des forces qui les promeuvent ? Leurs succès sont pour une part l’envers des discriminations qui frappent des segments entiers de la population et, pour une autre part, ils sont l’indice d’un vide de sens et de valeurs que l’État et les « corps intermédiaires » – et parmi eux les partis – ne sont plus capables d’offrir. Ils sont une manière, pervertie mais attractive, d’affirmer une dignité refusée.

Il est dès lors des manières d’affirmer l’idée républicaine et le principe de laïcité qui finissent par les desservir de façon absolue. De même que la liberté se meurt quand les libertés concrètes sont mises en cause en son nom, de même la laïcité se recroqueville quand elle devient instrument de distinction et de discrimination et non d’émancipation. Les Frères musulmans, explique le rapport, ont utilisé la norme vestimentaire pour affirmer la vivacité de l’islam. Mais ce n’est pas par l’interdiction et l’imposition d’une norme censément acceptable par la majorité, que l’on contrera l’identification de la foi et du vêtement qui l’énonce, pour ceux en tout cas qui se sentent exclus de cette majorité.

Alors que le cours du temps, pour l’instant, se traduit globalement par un recul général de la croyance, les crispations identitaires produisent une poussée tout aussi générale des intégrismes. Ironie de l’histoire : intégrismes religieux et intégrismes laïques peuvent alors se nourrir l’un l’autre. On agite le spectre de l’islamisation et, ce faisant, on étend l’emprise d’un clergé conservateur, quand ce n’est pas celui de fanatiques capables du pire au nom d’une foi dévoyée.

Une laïcité d’émancipation

L’affirmation laïque, en France, a été portée par le triomphe électoral des républicains, après 1880. Il serait dramatique qu’elle devienne, par la volonté des sommets de l’État, une manière de masquer le parti pris antimusulman. La loi de 1905 n’était pas une loi antireligieuse, mais l’affirmation d’une double libération. Elle libérait l’État de l’ingérence de l’Église, alors farouchement attachée au principe de catholicité, et elle libérait en même temps les Églises de la tutelle exercée par l’État, même « concordataire ».

La laïcité de 1905 n’était pas davantage une laïcité d’exclusion. Ce n’est d’ailleurs pas la laïcité anticléricale des radicaux qui a coloré la grande loi de cette année-là, mais la démarche ouverte des socialistes Aristide Briand et Jean Jaurès. Pour ces deux-là, l’essentiel n’était pas de proscrire les signes religieux de l’espace public, ni les soutanes, ni les processions, mais de garantir la séparation des deux institutions de l’État et de l’Église. C’était débarrasser l’espace public de polémiques du temps passé, qui empêchaient de mettre en lumière les dossiers bien plus brûlants d’une souveraineté vraiment populaire et d’une République sociale attentive aux droits. La même préoccupation devrait l’emporter aujourd’hui encore. La démocratie serait perdante si l’on en venait à l’idée que la question laïque se substitue à toutes les autres et les surplombe, à un moment où il s’avère de plus en plus que la société est un tout, pour lequel il vaut mieux éviter d’ériger un enjeu à une rang supérieur à celui de tous les autres.

La laïcité telle que l’histoire l’a promue en 1905 n’a donc pas besoin d’être « ouverte », comme on le demande parfois : elle l’est par fondation. Mais elle ne doit en aucun cas revenir à la situation antérieure – ni à un gallicanisme déguisé (celui du contrôle d’’un clergé « nationalisé », que continuent d’ambitionner les Républicains), ni à un anticléricalisme hors d’âge. L’ennemi n’est pas la religion, mais l’aliénation, d’où qu’elle vienne. L’émancipation peut certes prendre la forme d’une émancipation individuelle du fait religieux ; elle ne peut prendre celle d’un combat étatique contre les religions, a fortiori contre une religion en particulier, et encore moins contre une religion qui se trouve aujourd’hui être davantage celle de dominés que celle de dominants.

« Les peuples n’aiment pas les missionnaires armés », s’exclamait Robespierre en 1792, contre l’avis de ceux qui pensaient que la guerre contre les monarchies allait étendre l’influence de la révolution. On peut aujourd’hui se convaincre que la sécularisation des sociétés est une avancée majeure de la liberté de conscience ; penser qu’elle progressera par le recours à une laïcité imposée par la loi est pourtant un contresens. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? On sait les ravages justifiés par cette formule facile.

Legrand écrivain franco-libanais Amin Maalouf rappelle avec justesse que la ville musulmane que fut Cordoue était un havre d’ouverture au Xe siècle, pour devenir un lieu d’intolérance deux siècles plus tard. Maalouf nous donne la clé du mystère : entre les deux dates, l’Espagne musulmane est passée de la certitude à l’incertitude et donc d’une religion sereine à une religion inquiète. Ce n’est pas en attisant l’incertitude et le ressentiment, chez les non-musulmans comme chez les musulmans, que l’on mettra la France à l’abri des angoisses, des haines et des replis, sur les petites communautés (celles des minorités) ou sur les grandes (celles des majorités, a fortiori si elles craignent de ne plus l’être…). Nous n’avons pas à épurer notre société de ses miasmes, mais à promouvoir un projet qui mobiliser au mieux ses forces vives et qui rassure au maximum ceux que leur fragilité voue à l’inquiétude du déclin. C’est d’une sérénité reconquise que la France a besoin et pas d’un nouvel esprit de guerre civile.

En bref, il y a tout à craindre qu’un rapport, au total mal ficelé, ne serve qu’à conduire l’exécutif dans une spirale de ces peurs et de ces refus qui étouffent la République au lieu de la refonder.

Partager cet article

Actus récentes

Abonnez-vous
à notre NEWSLETTER
quotidienne et gratuite

Laissez un commentaire