Comment en est-on arrivé à ce bordel ?
Depuis le mois de juillet, la confusion va crescendo. Aux législatives post-dissolution, la gauche est arrivée en tête en nombre de députés mais a bien du mal à poursuivre la dynamique du Nouveau Front populaire. Au risque de désespérer. Discussion à bâtons rompus entre Pablo Pillaud-Vivien, Catherine Tricot et Alain Bertho.
Alain Bertho. Comment en est-on arrivé là ? Nous avons sans doute sous-estimé la destruction systématique de la vie politique par le néolibéralisme autoritaire. Ce dernier. s’accommode de n’importe quelle institution ou constitution. Nous en avons eu une version assez brutale avec Emmanuel Macron depuis 2017 : une combinaison d’autoritarisme, de restriction des libertés individuelles, d’islamophobie d’État, de destruction de l’État social et de dépolitisation systématique des débats publics. Toute la vie politique institutionnelle a été entraînée dans cette déconnexion brutale et continue entre le débat parlementaire et partisan et la réalité vécue par les gens. Tous les partis, quels que soient la personnalité, les qualités ou les défauts de leurs dirigeants, se sont trouvés piégés dans un dispositif de débat stérile laissant la porte ouverte à toutes les manipulations et démagogies médiatiques. CNews ne fait qu’occuper l’espace libéré par ce vide politique.
Cette discussion est extraite de notre numéro « Du cœur à gauche », disponible juste ici 👉
Dans ces conditions, les grandes pulsations de mobilisation et de colère populaire sont restées politiquement orphelines, dramatiquement orphelines. L’épisode des gilets jaunes en est un emblème. Cette résistance à la brutalité du néolibéralisme – notamment la destruction des solidarités sociales et des services publics – a été regardée de trop haut et de trop loin. Ce cri de détresse a trop souvent été appréhendé avec méfiance plutôt qu’avec empathie, comme un danger électoral plutôt que comme une énergie politique. À force de penser (voire de dire) que « cela allait faire le jeu du Rassemblement national », le champ a été laissé libre à ce dernier. La prophétie autoréalisatrice a favorisé l’installation du RN comme alternative crédible pour une partie de la population abandonnée, celle des zones rurales et des petites villes. Ces territoires, qui ont vu à la fois les gilets jaunes et les émeutes de l’été 2023 à la suite de la mort de Nahel, deviennent des bastions du Rassemblement national. Cela rend difficile tout retournement rapide de situation. Le soulèvement qui a suivi la mort de Nahel, historique dans son ampleur et sa dureté, a suscité à gauche la même sidération perplexe. Quant à la mobilisation contre la réforme des retraites en plein processus de détricotage de la Nupes, elle restera comme une occasion politique manquée qu’Emmanuel Macron a tenté de solvabiliser électoralement dans la dissolution.
L’échec de sa manœuvre macronienne n’est pas l’œuvre de la gauche partisane dévastée par des élections européennes catastrophiques et une division destructrice. L’unité à gauche a été imposée par une mobilisation multiforme de la gauche non partisane. Sous la pression des forces sociales comme les syndicats, les jeunes manifestants et les associations, ce Front fut immédiatement sous mandat populaire. Le sursaut électoral qui a suivi est né de cette sur-mobilisation d’individus, de collectifs, d’associations, de syndicats. L’unité s’est très souvent enracinée localement et cherche à perdurer.
Les partis, vite absorbés dans l’agenda parlementaire, ne doivent surtout pas l’oublier. La fragile renaissance de la crédibilité politique de la gauche, de sa capacité à faire un barrage politiquement ambitieux à l’extrême droite, n’a été possible que par cette mobilisation. Un peuple de gauche a repris confiance, non dans les partis aujourd’hui enfin réunis, mais dans sa propre capacité à ne pas les laisser reprendre leur distance avec la réalité, à les rappeler à l’ordre quand les mauvaises habitudes boutiquières ressurgissent encore.
Pablo Pillaud-Vivien. J’ai trois remarques à ajouter. La première concerne la mise en place d’une machine de guerre quasi industrielle, raciste et néolibérale qui s’est intensifiée ces dernières années – notamment sous l’influence de figures comme le milliardaire réactionnaire Vincent Bolloré. Il est essentiel de lutter contre cette machine par des dynamiques sociales, populaires, syndicales et associatives, mais cela reste complexe face à un mur de l’argent et une puissance économique écrasante.
La deuxième remarque porte sur la dépolitisation progressive des dernières décennies, marquée par la disparition des partis politiques comme structures majeures de l’espace politique. Autrefois, des partis de masse, comme le Parti communiste, le Parti socialiste et même les partis de droite, structuraient idéologiquement l’espace politique et les conflits, en interne comme vis-à-vis des autres forces. Aujourd’hui, ces partis ont perdu leur capacité à structurer le débat, laissant place à une interaction directe et individualisée des hommes et femmes politiques avec les électeurs et la société civile organisée. Cela a déplacé la politique en dehors des dynamiques sociales réelles.
« La mission essentielle pour la gauche dans les mois et années à venir est de recréer une unité nationale où chaque citoyen peut se projeter dans une proposition commune pour une France, à la fois juste et ouverte. »
Pablo Pillaud-Vivien
Ma troisième remarque a trait à la fragmentation du peuple par la gauche. Historiquement, la gauche a tendance à diviser le peuple en différentes entités basées sur des identités spécifiques pour mieux défendre leurs luttes (ouvriers et salariés puis femmes, homosexuels, personnes non blanches, etc.). Cependant, cela entraîne une division excessive du peuple, manquant d’un discours unificateur. François Ruffin évoque la « France des bourgs » et la « France des tours », mais, même dans ce slogan, la distinction persiste, sans proposition pour les unir véritablement si ce n’est ce « et » qui manque cruellement de profondeur. Paradoxalement, l’extrême droite utilise une stratégie similaire de division, s’adressant principalement aux classes populaires et moyennes blanches de la France périphérique, leur faisant croire qu’elles sont une minorité menacée par un grand remplacement. Cette manipulation permet à l’extrême droite de faire de bons scores, mais elle exacerbe les divisions au sein de la société.
Catherine Tricot. Sur la dépolitisation, cela n’est pas simplement le résultat d’une politique d’État mais aussi de l’affaissement des partis eux-mêmes. Ces derniers n’ont pas su effectuer le travail nécessaire après l’effondrement des régimes socialistes et l’échec de la social-démocratie. Ils ont continué comme si la reformulation d’un projet global de transformation n’était pas un impératif et une urgence. Ce travail n’a été effectué par aucun parti qui ont surtout sauvé les meubles. À mes yeux, l’évolution substantielle des 30 dernières années a été l’insertion de la question écologique au cœur de la gauche, largement grâce à Jean-Luc Mélenchon. Le féminisme a aussi irrigué les partis de gauche. Malgré ces deux apports non négligeables, l’échec du XXe siècle n’a pas été surmonté, et cela se traduit par une absence de nouvelle proposition de fond. Cette carence empêche la réinvention d’un peuple réunifié, non éclaté.
Ma deuxième remarque porte sur la transformation des partis en organisation autour d’une personne. Les partis ne sont plus des lieux collectifs d’élaboration et de lutte, et les militants acceptent l’autoritarisme comme « naturel », lié à l’essence du parti-mouvement, au combat politique. Il me paraît catastrophique que la jeunesse radicale se politise dans des organisations qui méprisent la démocratie. Cette situation est délétère pour l’avenir de la politique et prépare les défaites futures de la gauche.
« La question écologique nous hante car est incompatible avec l’idée que nous trouverons notre bonheur dans une augmentation continue de nos revenus et de notre pouvoir d’achat. »
Catherine Tricot
Troisième remarque : la gauche n’a pas beaucoup de discours en dehors de l’économico-social. Elle est surtout forte de propositions pour une nouvelle répartition des richesses. Or, le néolibéralisme autoritaire n’est pas seulement un rapport social et économique, mais un mode de production global. La gauche ne présente pas de projet politique global. Les écologistes en sont une expression emblématique : ils peinent à transformer leurs propositions en un projet de société. La gauche laisse un vide que l’extrême droite comble. Les Français ne sont pas devenus racistes soudainement, mais ils adoptent les réponses racistes et réactionnaires face à des questions sur leur avenir, leur emploi, leurs relations sociales, etc. Le RN offre une réponse globale et simpliste qui attire, faute de mieux.
Alain Bertho. La totalité du spectre partisan, à droite comme à gauche, présente la même faiblesse : celle d’une perte de créativité stratégique due à son enfermement institutionnel. Cette situation indique qu’il y a une cause structurelle : l’épuisement de leurs racines populaires et donc une vraie perte de rapport au réel. La stratégie n’est pas synonyme de tactique électorale, domaine dans lequel LFI par exemple est assez bonne. La stratégie est un travail réflexif et pratique avec les forces sociales en mouvement, un travail d’enracinement durable des pratiques de mobilisation et d’expertise. Elle implique à la fois une analyse concrète de l’État auquel on a affaire et des choix adéquats d’organisation qui font vivre au présent le projet commun. La gauche, piégée dans un électoralisme déraciné, a perdu collectivement cette culture de la stratégie. C’est pourquoi l’excellence tactique de LFI fait flop après chaque succès depuis 2012. Une stratégie suppose un projet. La gauche a travaillé épisodiquement le programme, avec le Front de gauche, la Nupes et le Nouveau Front populaire, mais un programme n’est pas un projet. Un programme propose des réponses gouvernementales à certaines questions, mais ne répond pas à la question de comment nous vivons ensemble ?
La pensée politique limitée au programme et la stratégie réduite à des tactiques électorales conduisent les partis à ne regarder les mobilisations sociales que sous l’angle exclusif des revendications et non sous celui de ce qu’elles peuvent créer de commun. Ils se concentrent sur le conflit et sa traduction électorale et non sur la production d’un « nous » populaire. Telle est la faiblesse structurelle du « populisme de gauche ». Lors de la résistance à la réforme des retraites, la gauche parlementaire, chaque parti à sa façon, n’a pas compris le besoin de commun exprimé par les manifestants, dans ces rues joyeuses et déterminées où se lisait une volonté d’être ensemble et d’inventer une autre conception de la vie.
« La gauche, piégée dans un électoralisme déraciné, a perdu collectivement cette culture de la stratégie. C’est pourquoi l’excellence tactique de LFI fait flop après chaque succès depuis 2012. Une stratégie suppose un projet, pas un programme, car il ne répond pas à la question de comment nous vivons ensemble ? »
Alain Bertho
Un des paradoxes de la situation actuelle est que ce sont notamment les syndicats qui portent l’alternative comme projet, en grande partie grâce à une dynamique d’unité forgée dans la résistance à la réforme des retraites. Ce sont les syndicats qui ont appelé à l’unité de la gauche et à manifester pour la démocratie.
Il nous faut trouver les formes d’organisations de masse qui correspondent à ce besoin d’intervention populaire permanente, de dépassement du social et du politique. Nous ne recréerons pas les partis de masse du passé, car ces partis avaient un fonctionnement interne trop peu démocratique. Le besoin de démocratie, d’être entendu et respecté, est trop fort aujourd’hui pour que les gens se laissent emprisonner dans des rigidités disciplinaires.
Cette question de l’organisation est urgente et cruciale. Nous entrons dans une période de « guerre de mouvement » où Emmanuel Macron et les forces qu’il représente vont tenter de maintenir leur pouvoir. Il va être essentiel de porter au quotidien un projet de reconstruction sociale et une stratégie partagée, non seulement dans les discours et les propositions, mais aussi dans les pratiques concrètes. Une bonne part de ces pratiques existe déjà en marge de la politique partisane. Il faut s’appuyer sur ces expériences multiples de solidarités et de résistance, celle des collectifs locaux, celle des réseaux, celles des pratiques d’assemblées nées dans les mobilisations comme les gilets jaunes.
Pablo Pillaud-Vivien. Je suis complètement d’accord avec la distinction entre programme et projet : les revendications de la gauche sont souvent en deçà de ce qu’elles devraient être politiquement. Lorsque je présente les grandes mesures du Nouveau Front populaire, comme le Smic à 1600 euros, les gens me répondent : « Pourquoi pas 2000 euros ? » Ils ne comprennent pas pourquoi s’arrêter à 1600. De même, pour des mesures fiscales comme l’impôt de solidarité climatique et les 14 tranches d’imposition, ils se demandent pourquoi ne pas aller plus loin. En ce qui concernent les agriculteurs ou les travailleurs manuels, ils me disent que la retraite à 60 ans n’est pas suffisante, car ils commencent à travailler dès 16 ans et sont physiquement usés bien avant. Ils voudraient partir à la retraite à 50 ans. Cela montre que les mesures proposées par la gauche ne sont pas suffisantes pour ceux qui devraient être son cœur de cible.
Si la gauche voulait vraiment être radicale, ce n’est pas sur le Smic qu’elle devrait se focaliser, mais sur la façon d’éliminer les dominations entre ceux qui font des travaux ingrats, considérés comme des larbins par ceux qui occupent des professions intellectuelles et qui ont fait, souvent, des études. La gauche ne porte actuellement aucune réponse à cette question fondamentale, ni même n’a commencé à y réfléchir. Cela passe sûrement par une revalorisation des salaires mais la perspective est autre, bien plus ample et profonde. Une société plus juste doit aborder ces inégalités de front pour créer une dynamique populaire.
Et puis il y a la question de la colère. Qu’il s’agisse des gilets jaunes, des manifestations contre la réforme des retraites ou des révoltes suite à la mort de Nahel, la colère est omniprésente. Cette colère est exploitée aussi bien par La France Insoumise que le Rassemblement national, chacun promettant de « renverser la table ». Il est crucial de s’interroger face à cette colère. « Renverser la table » peut sembler nécessaire mais cela peut aussi être dangereux, surtout dans un contexte où les dynamiques réactionnaires et racistes sont très puissantes. En attisant la colère, nous risquons de déclencher des forces que nous ne pourrions pas contrôler. Ces interrogations restent ouvertes et il n’est pas facile d’y trouver des réponses. Toutefois, il est essentiel de continuer à y réfléchir pour que cette colère ne conduise pas à des résultats destructeurs.
Alain Bertho. Penser répondre au Rassemblement national en disant qu’on va, nous aussi, renverser la table est une fausse bonne idée. En matière de « dégagisme », le RN sera toujours gagnant. « Nous » ne voulons pas renverser la table mais le capitalisme et ses logiques mortifères. Et la question du « nous », de l’acteur collectif, est sans doute première.
Telle est bien la faiblesse, voire l’erreur fondatrice, de l’hypothèse du populisme de gauche. On ne peut pas fédérer uniquement avec de la colère, car cela ne mène qu’à plus de division et profite finalement à l’extrême droite. Le « nous » du RN, ce « nous » de tout fascisme qui produit du commun dans le lynchage, s’enracine dans l’insécurité sociale et subjectives de celles et ceux qui ont été laissés seuls face à leur détresse. La violence d’État qu’il propose est en miroir de cette violence subie.
La haine et le ressentiment ne peuvent se combattre que dans la solidarité et le partage. Il est indispensable de construire du commun, ici et maintenant. La gauche est restée forte, voire a progressé, là où une vie communautaire existe encore, là où la détresse rencontre de la solidarité. Saint-Denis est une des trois villes les plus pauvres de France métropolitaine. C’est la ville qui a le plus voté à gauche au premier tour des législatives. Pour bâtir une coalition solide et durable, il faut créer des espaces de solidarité et de communauté, où les gens se sentent inclus et (un peu) en sécurité. Il est essentiel d’offrir une vision positive et rassembleuse qui transcende la colère pour proposer un avenir meilleur et plus juste pour tous.
Catherine Tricot. J’ai l’impression que cette colère provient des impossibilités que nous n’arrivons pas à résoudre. Nous ne sommes pas simplement en colère contre Emmanuel Macron mais face à un paradoxe immense : la fin du monde et la fin du mois sont des combats interconnectés que nous ne parvenons pas à résoudre.
La gauche s’identifie au combat pour l’école, pour l’élargissement des études et de la formation initiale comme condition de l’émancipation individuelle. Cependant, nous nous retrouvons avec des cohortes de jeunes diplômés sans emploi correspondant à leurs qualifications, leurs espérances et les efforts investis. Cela crée un sentiment d’impuissance et de frustration et chacun se heurte à un mur. Nous ne savons pas ce que serait un monde du travail où les travailleurs auraient une véritable autonomie et responsabilité. Les expériences des coopératives ne sont pas universellement réussies et n’ont pas résolu tous les problèmes
Dans ces temps, je ressens profondément le besoin d’un projet révolutionnaire. Il ne s’agit pas seulement de redistribuer le pouvoir ou la richesse mais de redéfinir les finalités mêmes de notre société. C’est pourquoi la question écologique est centrale et nous hante. Elle est incompatible avec l’idée que nous trouverons notre bonheur dans une augmentation continue de nos revenus et de notre pouvoir d’achat. Nous savons que ce n’est pas possible, et pas parce que la France manquerait de moyens.
La question de la démocratie et celle du droit sont également cruciales. Le féminisme doit être retravaillé à l’aune de ces exigences. Le féminisme, en tant que force sociale, est selon moi la plus solide pour s’opposer au fascisme, mais il tremble sur ses bases en négligeant certains axes essentiels comme l’égalité et le droit. Ces questions sont cruciales car elles définissent notre capacité à résister aux forces réactionnaires et à construire une société plus juste.
Alain Bertho. Les méfaits du néolibéralisme et du capitalisme écocidaires affectent aujourd’hui le quotidien de toutes et tous. Les effets quotidiens déstructurants et atomisants du néolibéralisme sont pourtant ressentis par toutes et tous. Il faut par exemple mesurer ce que produisent cumulativement la multiplication des droits spéciaux et sous conditions, la désertification médicale, l’effondrement de l’école, la démolition de nombre de services publics… Outre que cela génère une bureaucratie considérable et des inégalités sociales territoriales violentes, cela participe à une grave perte de confiance dans l’État social. Pour une partie de la population aujourd’hui l’État social n’est plus une référence positive car, tout simplement, il n’existe plus. Cette expérience est un des socles du RN.
Mais cette expérience produit aussi ainsi une véritable expertise de la guerre faite à la vie au nom du profit, notamment dans les jeunes générations. Or, cette expertise de masse est trop souvent mise à distance de la réflexion programmatique ou du projet de société. Aujourd’hui, on ne peut élaborer des analyses sociales et politiques sans cette expertise de masse. Lorsque l’on prend des gens au hasard et qu’on les met dans une convention sur le climat, ils produisent des idées tout à fait intelligentes. Cela montre que l’implication de gens a priori non qualifiés dans la réflexion collective et les choix publics est cruciale pour élaborer des solutions pertinentes. Cette implication est même, selon Rancière, la définition même de la démocratie.
Pablo Pillaud-Vivien. Réduire les questions politiques à des questions institutionnelles appauvrit le débat. Le rapport au droit, et plus généralement à la République, s’est rigidifié. Les attentes vis-à-vis du droit et de l’État n’augmentent constamment, pourtant, ni l’État en tant qu’État social ni en tant que législateur ne devraient être les seules entités à résoudre les conflits. Prenons l’exemple des salariés d’une entreprise : je ne pense pas qu’ils devraient attendre que l’État intervienne par la production d’une nouvelle norme pour résoudre les conflits qu’ils pourraient avoir avec leur direction. Autre exemple : on tend trop souvent à réduire le féminisme à des questions de droit, comme si la justice était la seule solution aux problèmes de sexisme et de patriarcat. La justice fait ce qu’elle peut, parfois moins que ce qu’elle pourrait, mais il n’est pas souhaitable qu’elle devienne omniprésente au point de vérifier tous les aspects de la vie privée.
La question de l’adhésion à la République devient une dichotomie simpliste : est-on pour ou contre la République ? Ces questions, souvent lunaires, empêchent une véritable réflexion politique. Pour les Kanaks, par exemple, il ne s’agit pas simplement d’être pour ou contre la République, mais de travailler cette question dans son ouverture. Il y a une rigidité dans les concepts qui empêche de faire de la politique au sens noble du terme, c’est-à-dire parfois en dehors de nos institutions nationales comme l’Assemblée nationale ou le Sénat. Il est crucial de dépasser cette rigidité conceptuelle et de reconnaître que la politique ne se limite pas aux institutions formelles. Elle se manifeste dans les actions quotidiennes et les dynamiques sociales, qui doivent être valorisées pour construire une société plus juste et équitable.
Catherine Tricot. Un dernier point. La partition politique tend à se résumer à une opposition entre ruralité et urbanité. L’opposition est entre les métropoles et le reste du pays. Les bourgs et les tours ne se distinguent pas tant que ça. Ces deux espaces de vie du monde populaire tendent à devenir des bastions du Rassemblement national. En dehors des grandes métropoles, le vote pour le RN est partout dominant. Les villes de 30 000 à 100 000 habitants voient aussi une razzia du RN. Le point d’inflexion est à 200 000 habitants. Ces métropoles comprennent des quartiers populaires – en leur sein ou dans leur périphérie – où des valeurs positives ont été implantées sur des décennies et restent encore vivantes. Les métropoles accumulent des atouts considérables pour un projet d’égalité et de sobriété. L’histoire politique, la densité de logements sociaux, de transports en commun et d’équipements publics, l’ouverture au monde, la présence massive de la jeunesse et des étudiants font de ces très grandes villes et de leurs banlieues des terrains favorables pour la vie des gens et pour la gauche. Le paradoxe est que l’on tend à se représenter la gauche comme la force de ceux qui vont bien. En fait, là, elle est la force de ceux qui vont mieux grâce aux acquis conquis.
Alain Bertho. Les données électorales agrégées nous fournissent un cadre problématique de base indispensable. À partir de là, on peut entrer un peu plus dans le détail. La razzia du RN dans le Gard, par exemple, est impressionnante. En 1978 tous les députés y étaient communistes. La ville de Nîmes n’y échappe pas. Mais à y regarder de plus près, la razzia laisse des trous dans la raquette du RN. Le centre-ville reste à gauche, ainsi que la ZUP nord alors que le tsunami d’extrême droite est total dans la banlieue pavillonnaire, celle des « villages », celle des zones commerciales géantes, de la gare TGV délocalisée.
Le vote des cités comme la ZUP nord de Nîmes ou les cités d’Île-de-France mérite une mention spéciale. Il ne s’agit pas là d’un simple effet d’héritage communiste. La différence avec les anciens bastions communistes qui ont basculé à l’extrême droite s’enracine dans la capacité d’un tissu associatif et de solidarité à permettre aux gens de vivre leurs difficultés autrement que dans le ressentiment, d’y faire face de manière collective et constructive. Elle est aussi le résultat des campagnes de solidarité avec Gaza qui ont, dans la jeunesse, permis de mettre des mots et de la mobilisation positive sur la rage des émeutes de juin 2023. Les cartons électoraux de LFI y sont le fruit d’une activité spécifique sur ce terrain et d’une reconnaissance politique nouvelle, palpable sur place. La gauche tout entière en a recueilli les fruits : Franc-Moisin à Saint-Denis a voté Stéphane Peu (PCF) alors que son parti y était marginalisé lors des européennes. Cette dimension de la mobilisation populaire qui a évité la catastrophe ne peut pas être sous-estimée, encore moins dénigrée…