Comment, de nouveau, conspirer pour l’égalité ?

Elle s’est parfois reniée, elle s’est souvent trompée, elle a beaucoup renoncé, elle s’est tout de même régénérée, à ses marges. Mais la gauche a surtout échoué à répondre aux aspirations à l’égalité – les anciennes comme les nouvelles.
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Cet article est extrait du n°56 de la revue Regards, publié au premier semestre 2022 et toujours disponible dans notre boutique !
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Comment la gauche en est-elle arrivée à ce point de division et de faiblesse ? Les dates proposées pour cette grande bifurcation sont légion. Est-ce « la parenthèse de la rigueur » en 1983, jamais refermée ni remise en cause par les socialistes ? Est-ce, à l’automne 1989, l’improbable affirmation par le Parti communiste qu’il n’avait rien à voir avec ce qui se passait dans les pays d’Europe de l’Est ? Est-ce, en 2002, quand la gauche – groggy de son élimination du second tour de l’élection présidentielle – jura qu’elle allait tout changer… sans rien changer par la suite ? Ou est-ce quand le PCF choisit la continuité plutôt que sa profonde modernisation ? Est-ce, en 2005, la une de Paris-Match sur laquelle François Hollande et Nicolas Sarkozy posaient ensemble pour le « oui » au référendum sur le traité constitutionnel européen ? En 2007, l’éclatement des antilibéraux en autant de candidatures lilliputiennes à la présidence de la République ? Le coup de grâce fut-il la conversion officielle de Hollande à la « politique de l’offre » en faveur des entreprises ? Cette désolante liste pourrait se poursuivre : ainsi, dans nos banlieues, le béton serait « criminogène », quant à la France, elle ne saurait « accueillir toute la misère du monde ». L’État, lui « ne peut pas tout » – mais il peut abaisser les protections sociales avec la loi Travail, envisager la déchéance de nationalité, ou remettre à plus tard le vote des étrangers aux élections locales…
Canards sans tête
Même ceux qui résistent à ce tsunami libéral et immoral nous désespèrent. La gauche se dit parfois « la gôche » pour mieux s’en moquer ! On tonitrue « La République, c’est moi », et on proclame que « la haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine ». Un candidat à la présidentielle, qui se veut du parti d’Éluard et d’Aragon, ricane : « J’en ai un peu marre de ces intellectuels condescendants qui n’arrêtent pas de nous donner des leçons. » Quand on se retourne sur ces quarante années durant lesquelles la gauche fut unie ou divisée, dans l’opposition ou au pouvoir, on constate les échecs parfois, les renoncements souvent, à changer la vie. Mais, surtout, on voit des gauches politiques qui courent comme des canards sans tête. Ces années ont lessivé les idées les plus ancrées. La gauche devrait choisir entre populisme ou business ! « Wokisme » ou « laïcité » ! Certes, ces quarante ans n’ont pas été totalement vains. L’écologie n’est plus seulement un mouvement social ; il est devenu un parti puis une proposition qui irrigue désormais tous les projets de gauche. Et s’il n’y a pas unanimisme, c’est précisément parce que l’écologie est devenue politique et qu’elle ordonne les différentes visions en débat.
Écologie, renouveau de l’engagement, désenclavement des syndicats : voilà qui n’est pas rien. Mais ces dynamiques ne suffisent pas à reconstruire le socle d’un projet alternatif.
Ces quatre décennies ont vu un affaiblissement du mouvement social traditionnel, mais aussi une réinvention des mobilisations, et de nouvelles alliances. Les syndicats sortent de la seule défense du salariat, de grandes coalitions élargissent le champ du mouvement social comme Plus jamais ça (Attac, Confédération paysanne, CGT, FSU, Greenpeace, Amis de la terre, Oxfam, Solidaires), ou encore les « 66 propositions pour un pacte social et écologique » au nom de dix-neuf organisations, dont la CFDT et la Fondation Nicolas Hulot. Écologie, renouveau de l’engagement, désenclavement des syndicats : voilà qui n’est pas rien. Mais ces dynamiques ne suffisent pas à reconstruire le socle d’un projet alternatif, alors même que sombrait le projet social-démocrate dans le social-libéralisme et que le projet communiste se transformait en un étatisme. Des mutations majeures ont tout bousculé. Elles ont mis à bas les visions du progrès social. Comment et sur quoi reconstruire ? Les items sont connus. Les réponses convaincantes ne sont pas encore venues.
La mondialisation et l’Europe
Ces quarante années furent celles de l’arrivée au pouvoir du néolibéralisme. Une nouvelle phase de la mondialisation, pilotée par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et le Fonds monétaire international (FMI), vint déstabiliser le pacte social issu de la seconde guerre mondiale, affaiblir les États, contester la démocratie au nom d’une gouvernance efficace. Cette donne mondiale suscita un des plus larges mouvements sociaux. Il commença par se dire antimondialiste avant de se proclamer altermondialiste. La taxe contre les transactions financières fut son étendard ; les contre-sommets et les forums sociaux ses moments forts. Au tournant des années 2000, la gauche sociale et politique convergeait vers Porto Alegre, Florence et Saint-Denis. Mais l’unanimité pour contester la financiarisation du monde a buté sur les moyens politiques à lui opposer. Régulation ou retour aux frontières ? Multilatéralisme ou construction de grands ensembles régionaux ? La crise grecque, en 2015, a finalement démontré l’impuissance des propositions de gauche.
On se souvient qu’un gouvernement de gauche alternative fut porté au pouvoir en Grèce pour que cessent les purges qui exténuaient le pays et ses habitants. Face à l’intransigeance des autorités européennes, le gouvernement de Tsipras finit par céder. Vaincu pour les uns, traître pour les autres. Mais encore ? Comment aurions-nous fait, ici, en France ? Affirmer que cela ne pouvait nous arriver parce que nous sommes une grande puissance européenne ? Désobéir ? Sortir de l’Euro, de l’Europe ? Appeler à changer l’Europe ? En tout cas, la Grèce a été bien seule et cet échec a valu leçon pour tous. Les efforts solitaires de Yánis Varoufákis pour sortir du secret des négociations européennes n’auront pas suffi. La question reste entière : finance, pandémie, Internet, réchauffement climatique, prolifération nucléaire, migrations… Comment faire sans l’Europe ? Comment faire contre l’Europe ? Comment changer l’Europe ? Que reste-t-il des internationales politiques, des forums sociaux, des associations européennes comme Transform ou la Gauche unie européenne (GUE) ? Les gauches n’ont pas de réponses, et même plus de cadres pour réfléchir et faire face.
L’affirmation d’une nouvelle individualité
C’est dans le monde de l’entreprise qu’un mouvement vers un nouvel âge de l’individu, parti du Japon hypermoderne, fit ses premiers pas. Le travail ne devait plus être répétition, mais mobilisation des « agents ». La longue chaîne d’assemblage cédait la place aux ateliers robotisés qui fabriquent des produits tous différents, adaptés aux goûts de chaque consommateur. Les grandes unités de production fermaient et ensevelissaient avec elles la classe ouvrière, moteur des luttes sociales et figure centrale de la gauche. Le Parti communiste français prit la mesure de l’enjeu et se lança dans une lutte sans retenue pour contrer la fermeture de Renault Billancourt. Ce fut un solo funèbre et une bombe à fragmentation. Le 31 mars 1992, le constructeur arrêtait ses dernières chaînes de production sur l’île Seguin.
Le bouleversement se généralise. Il ne s’agit plus seulement d’une transformation de la production, mais de l’éclatement des statuts : l’intérim, les contrats courts et, aujourd’hui, l’autoentrepreneur ubérisé. La révolution déborde le cadre du travail. Chacun dispose d’un accès sans limite apparente à l’information, la culture, la diversité des façons de vivre et de s’exprimer. Le journal de 20 heures et le film du dimanche soir ne rassemblent plus la France. La cité n’est plus un progrès, la maison individuelle cristallise les rêves. Dans cette période où s’affirme le consumérisme, s’enclenche aussi une liste sans fin de luttes pour le respect, l’affirmation de soi, la reconnaissance de la diversité dans l’égalité. Tout y passe : le patriarcat, les normes hétérosexuelles, le racisme conscient et inconscient… Ça racle du sol au plafond : les dragueurs lourds sont priés de lâcher l’affaire, la dictature de la minceur est mise en cause, l’assignation à un genre n’est plus une évidence, la statue de Colbert a chaud aux fesses, le selfie devant les chefs-d’œuvre règne sans partage sur Facebook et Instagram…
Le combat contre les discriminations est devenu une dimension essentielle de celui pour l’égalité. Tenir le parti pris de l’égalité, c’est se débarrasser d’anciennes simplifications : « Tous égaux donc tous pareils ».
Dans ce grand chambardement des valeurs, les voix officielles de la science, du journalisme, de la politique sont réévaluées et contestées. C’est rude pour la gauche, qui voit ses figures de référence, sa pensée de la lutte et son magistère mis à mal. Les partis cherchent à s’adapter : ils acceptent plus de femmes dans leurs instances, parfois même la parité s’impose, les primaires font leur début. De nouveaux objets politiques émergent. Mouvements gazeux, ils ne réclament plus une « adhésion » – un simple « soutien » suffit pour en faire partie : comme chez MacDo, chacun vient comme il est. Reste entière la question des moyens pour reconstruire du collectif dans lequel les individus comptent vraiment. C’est en tout cas la condition sine qua non pour retrouver le lien avec les citoyens. Comment faire l’impasse sur la mobilisation de chacun dans un projet ambitieux de transformation sociale ?
Toni Negri a proposé, dans les années 2000, le concept de multitude. Chez le philosophe italien, le couple individu-collectif – basé sur une articulation et un compromis entre les deux termes – laisse la place au couple singulier-commun, dans lequel le commun se construit par l’agrégation du singulier. Cette pensée théorique est restée dans les livres. Les forces de gauche n’ont pas, quant à elles, proposé de nouvelles conceptions de chacun de ces termes. Trop souvent domine la nostalgie de l’unité perdue, voire l’amertume face au mouvement de la société vers « l’individualisme ». Quant à l’action politique, les citoyens restent cantonnés au rang de soutiens plutôt que d’acteurs. Très frustrant pour les uns. Très décrédibilisant pour les autres.
Redéfinir le combat pour l’égalité
Ces années de néolibéralisme sont allées de pair avec un accroissement brutal des inégalités. Une partie de la gauche a su résister aux idées libérales qui présentent les inégalités comme le moteur des sociétés. Pour cette gauche, l’égalité reste cardinale. Des intellectuels ont travaillé à la repenser. Pierre Rosanvallon a interrogé les lieux où se joue l’égalité. Thomas Piketty a montré de façon retentissante le rôle désormais structurant du patrimoine dans les dynamiques inégalitaires. Le premier a suscité peu de débats dans la gauche politique ; le second a surtout conforté la gauche dans son approche classique qui, historiquement, rabat l’égalité sur la question de la répartition des richesses. Or l’égalité touche à la fois la question des avoirs, des savoirs et des pouvoirs : l’accès égal à l’information, à l’évaluation, au contrôle, à la décision n’est pas moins important que la redistribution des ressources. L’égalité n’est pas que matérielle : la reconnaissance, la dignité des personnes valent autant que la distribution du patrimoine. Le combat contre les discriminations est devenu une dimension essentielle de celui pour l’égalité. Tenir le parti pris de l’égalité, c’est se débarrasser d’anciennes simplifications : « Tous égaux donc tous pareils ».
Mais, de fait, les luttes récentes qui portaient sur des enjeux d’égalité sans être liées directement à la répartition des richesses sont restées périphériques dans le projet des gauches, et l’égalité est trop souvent l’invocation consensuelle de la devise républicaine. Elles n’ont pas permis la reformulation contemporaine de l’éternel combat pour l’égalité. Pourtant, toutes les luttes contre les discriminations se mènent depuis quarante ans au nom de l’égalité. Les Gilets jaunes ont mis sur le devant de la scène les inégalités de territoire sans que la question du territoire, de la ville ne sortent d’une approche technique. Pourtant encore, la marche partie des Minguettes en 1983 n’était pas la marche des Beurs, mais « la marche pour l’égalité et contre le racisme ». Son onde de choc se poursuit et prend le visage d’Assa Traoré. Porteur d’une révolution anthropologique, le mouvement féministe se déploie aussi en ramifications sans fin autour de l’exigence d’égalité. Or ce combat reste trop exclusivement celui des femmes. À ce jour, seul l’écoféminisme en a fait un sujet systémique qui réorganise la compréhension du monde et la proposition politique.
Études documentées, mouvements sociaux, essais intellectuels, traditions ancrées : la gauche a tout pour reposer dans des termes neufs le combat pour l’égalité.
Cette faiblesse dans la reformulation de la notion d’égalité se paie politiquement au prix fort. Ainsi, les mobilisations en faveur de la défense des services publics, outil concret d’une politique publique en faveur de l’égalité, lieux de convergence entre usagers, salariés, syndicalistes, élus locaux, n’ont pas permis qu’émerge une proposition renouvelée des services publics qui rendrait tangible et solide une proposition de gauche. La question des protections sociales souffre elle aussi de ce non-renouvellement de la notion d’égalité. Études documentées, mouvements sociaux, essais intellectuels, traditions ancrées : la gauche a tout pour reposer dans des termes neufs le combat pour l’égalité. Elle peut le faire en articulant les demandes singulières, la préservation d’acquis, l’invention du moderne. Elle ne gagnera l’immense bataille pour l’égalité, mère de toutes les batailles idéologiques, culturelles et politiques, qu’à ce prix.
La gauche a souvent déçu, trahi, renoncé. Mais elle a surtout décroché, non pas d’un peuple abstrait, mais d’un peuple concret qui a reformulé ses attentes. Elle a pris du retard dans la compréhension du monde qui a émergé. C’est bien là que se situe le creuset de ses échecs et de ses impuissances. Ses faiblesses et ses divisions apparemment insurmontables en sont d’abord l’expression.