« Partir est un droit fondamental ! »

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Accueil des réfugiés, politiques migratoires, justice climatique, dette du Nord envers le Sud : pour François Gemenne, spécialiste des migrations environnementales, ces enjeux déterminent l’avenir de l’humanité. Il déplore aussi la « défaite morale » de la gauche sur ces questions…

François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo consacré aux migrations environnementales à l’université de Liège, est également membre du GIEC. Il vient de diriger l’ouvrage collectif La Guerre chaude : enjeux stratégiques du changement climatique (éd. Presses de Sciences Po).

 

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Regards. S’opposant à Manuel Valls (« L’Europe ne peut pas accueillir davantage de réfugiés. […] Il faut un message très clair qui dise « Maintenant, nous n’accueillons plus de réfugiés » »), Emmanuel Macron avait défendu l’idée d’un accueil des réfugiés syriens. Pourtant, l’une de ses premières décisions de président de la République est la loi « Asile et immigration » qui réduit les droits des exilés. Que dit le sursaut solidaire de la France avec les Ukrainiens de notre rapport à l’immigration ?

François Gemenne. D’abord, il faut bien reconnaître que le discours de Manuel Valls à Munich en 2016 – alors que l’Europe est confrontée à une crise de l’accueil des réfugiés syriens – constitue un moment charnière. On atteint, à ce moment-là, un seuil d’indignité maximale. Ce moment représente une trahison absolue pour la gauche de gouvernement en regard des enjeux humanistes, des enjeux d’accueil et d’hospitalité. Mais Valls n’était pas seul. C’est aussi dans ce contexte que l’ensemble des gouvernements socialistes en Europe reprennent le discours de l’extrême droite. L’idée selon laquelle l’Europe est au bord de l’implosion et qu’elle n’a pas de capacité d’accueil des réfugiés est dominante. De son côté, isolée, la chancelière allemande Angela Merkel – qui va accueillir près d’un million de réfugiés – est vue comme profondément imprudente. On pense qu’elle risque de conduire l’Allemagne à sa perte. Le Royaume-Uni sort de l’Union européenne en partie par crainte d’être touchée à son tour par cette crise de l’asile.

 

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Cette perspective s’inverse avec la crise ukrainienne…

Aujourd’hui, l’Europe est touchée une nouvelle fois par des arrivées massives, cette fois de réfugiés ukrainiens. Il faut en prendre toute la mesure : il y a eu plus d’accueil en deux mois qu’il n’y en avait eu en deux ans, entre 2014 et 2016. On découvre tout à coup des capacités massives : des organisations comme Singa croulent sous les offres d’accueil chez des particuliers. Alors même que, pendant longtemps, le leitmotiv de l’extrême droite a été de dire : « Si vous voulez accueillir les réfugiés, prenez-les chez vous », on découvre que beaucoup de Français sont prêts à mettre à disposition leur canapé et à accueillir des gens. On découvre aussi que des pays hostiles à l’accueil font aujourd’hui preuve d’une grande générosité : la population de Varsovie a augmenté de 20% avec l’arrivée des réfugiés ukrainiens. C’est le cas aussi en Slovaquie et, dans une moindre mesure, en Roumanie ou en Hongrie. On voit donc que les lignes sont en train de bouger. Par exemple, l’idée d’héberger des migrants – qui a été longtemps criminalisée – est devenue une politique publique. On lance une application pour héberger, on demande aux gens de se porter volontaires, la solidarité européenne s’est mise en place en un temps record.

« Il y a cette idée que, pour garantir un accueil digne aux réfugiés, il faudrait fermer la porte aux migrants. Comme s’il y avait un phénomène de vases communicants, comme si la protection des uns dépendait du mauvais traitement des autres. »

Qu’est-ce qui explique ce sursaut ?

Comme il s’agit d’une guerre en Europe, les Européens se sentent directement concernés, ils ont le sentiment d’une proximité géographique et culturelle. Il y avait déjà une grande diaspora ukrainienne – beaucoup d’Ukrainiens résidaient auparavant en Slovaquie et en Pologne. Il y a aussi l’effet de la communication : aux yeux des Européens, les Ukrainiens étant des héros de guerre, l’accueil constituerait une participation à l’effort de guerre. Enfin, les réfugiés sont en majorité des femmes et des enfants. Ces spécificités expliquent en partie cet élan, en comparaison de la guerre en Syrie, mal comprise par les Européens. D’abord parce qu’il s’agissait d’une guerre civile, et que ceux qui tentaient de la fuir étaient dépeints par l’extrême droite comme des traîtres à leur pays. Ensuite, la diaspora syrienne en Europe est peu nombreuse. Enfin, il y a une question plus fondamentale de racisme : les Ukrainiens sont blancs, les Syriens n’étaient pas blancs et étaient musulmans.

Il y aurait donc les bons et les mauvais migrants, catégorisés selon que l’on parle d’exilés, de réfugiés ou de migrants ?

Les catégories juridiques déterminent un jugement normatif. Les Syriens ont été appelés « migrants » et les Ukrainiens « réfugiés » – alors que techniquement, ils n’ont pas le statut de réfugiés, mais sont protégés par la directive sur la protection temporaire. Nous portons un jugement normatif sur ces catégories, comme si les réfugiés étaient les bons, et les migrants les mauvais. D’une certaine manière, il y a cette idée que, pour garantir un accueil digne aux réfugiés, il faudrait fermer la porte aux migrants. Comme s’il y avait un phénomène de vases communicants, comme si la protection des uns dépendait du mauvais traitement des autres. C’est très inquiétant, a fortiori quand on sait que cette distinction est très diffuse sur le terrain. Les motifs de migration s’entremêlent les uns aux autres : les dynamiques migratoires ne sont plus celles de personnes qui migrent d’un point A vers un point B pour une raison précise. Le classement des gens selon leurs motifs de migration est une façon de justifier nos politiques européennes d’accueil très restrictives plutôt que de décrire la réalité sur le terrain.

« On devrait se réjouir d’attirer des immigrés et s’inquiéter de ne plus guère en attirer, mais c’est l’inverse qui se produit. »

Malgré les signes d’ouverture relative manifestés durant la campagne de 2017, le mandat d’Emmanuel Macron est-il resté dans la continuité des précédents ?

Le premier quinquennat Macron est un quinquennat de très grande régression du droit des étrangers et des politiques d’accueil et d’hospitalité. Mais cette régression est continue sous la Ve République. Si Charles Pasqua revenait aujourd’hui, il passerait pour un militant du NPA ! Je force le trait, mais si je regarde les lois Pasqua à l’aune de ce qui a été fait depuis, je ferai n’importe quoi pour y revenir. Cette régression totale sous tous les gouvernements, de droite ou de gauche, est stupéfiante.

Cette régression est-elle propre à la France ?

Les montants de l’aide au développement en Afrique sont pour moitié alloués à la surveillance, au contrôle et à la fermeture des frontières. Ça n’est donc pas propre à la France, c’est d’abord et avant tout une tendance européenne, plus marquée dans certains pays. Par exemple, le Danemark a voté une loi d’externalisation de la demande du droit d’asile alors que dix-neuf des membres de son gouvernement sont socialistes. La loi a été votée main dans la main par les socialistes et l’extrême droite… Tous les autres partis ont voté contre.

Comment expliquez-vous cet abandon politique, ce reniement même, de la gauche sur les questions migratoires ?

La gauche a largement abandonné son combat internationaliste au profit d’idées souverainistes. C’est le cas dans plusieurs partis de gauche, y compris de la gauche radicale. La France insoumise est d’inspiration souverainiste, Die Linke en Allemagne est aussi un parti très souverainiste, de même que le Parti du Travail de Belgique (PTB). Mon sentiment est qu’il existe un basculement d’une partie de la gauche en Europe, qui s’est recentrée sur une perspective souverainiste en pensant la question des luttes sociales avant tout à l’intérieur des frontières. L’agenda altermondialiste et développementaliste a été largement abandonné. Pour ne prendre qu’un exemple récent, dans l’accord initial de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes) pour les élections législatives, il n’y avait rien sur les questions internationales.

La France renie sa supposée tradition d’accueil ?

Elle se fantasme encore volontiers en « terre d’asile », fantasme que la gauche ne remet d’ailleurs pas vraiment en cause. La réalité est que si la France garde sans doute une certaine image pour son style de vie, elle accueille peu d’immigrés en proportion de sa population. D’ailleurs, de nombreux migrants présents sur le territoire français cherchent à en partir. À Calais, les gens veulent quitter la France le plus rapidement possible, quitte à prendre des risques terribles. La France n’est pas attractive et cela devrait nous interroger car c’est un marqueur de l’état de santé démocratique et économique d’un pays. On devrait se réjouir d’attirer des immigrés et s’inquiéter de ne plus guère en attirer, mais c’est l’inverse qui se produit. Quand Gérald Darmanin se flatte auprès de Marine Le Pen d’en accueillir le moins possible, et que tout le monde est fier de cela, c’est stupéfiant.

« La droite veut ériger des murs pour éviter que les gens ne viennent, et la gauche veut mettre en place des politiques pour éviter que les gens ne partent. »

De gauche à droite, on pose la question de l’immigration comme un « problème », on parle du « problème migratoire ». Comment repenser et reposer les termes du débat ?

Le simple fait de porter un jugement normatif sur les migrations, de considérer que certaines sont légitimes, bonnes, une « chance pour le pays », et d’autres illégitimes, mauvaises ou désignées comme un fardeau, est à mon sens une défaite morale absolue de la gauche. Au nom de quoi va-t-on juger de la légitimité d’êtres humains à se trouver sur un territoire plutôt qu’un autre ? Qui se bat, aujourd’hui, pour ce qui est selon moi la première des injustices, celle du lieu de naissance ? Votre vie est déterminée par le fait que vous naissiez sur la rive nord ou la rive sud de la Méditerranée : personne ne se bat contre cela. Il faut pouvoir revenir à la Déclaration universelle des droits de l’Homme, article 13, alinéa 2 : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien. » On doit pouvoir dire et assumer l’idée que toute personne a le droit de s’installer dans tout pays. La droite veut ériger des murs pour éviter que les gens ne viennent, et la gauche veut mettre en place des politiques pour éviter que les gens ne partent. Mais c’est le droit fondamental des gens de partir ! Il faut réaffirmer cela. Nous sommes coincés dans ce que j’appelle le paradigme de l’immobilité, c’est-à-dire dans l’idée que dans un monde idéal, chacun resterait chez soi, et que l’immigration n’existerait pas. Le problème actuellement, tant à gauche qu’à droite, est l’incapacité à penser une politique d’immigration car on considère que l’immigration est une forme d’anomalie politique, venant casser les codes du traité westphalien selon lesquels une population serait nécessairement attachée à un territoire. On ne parvient pas à accepter que l’immigration soit un élément structurel du monde qui a toujours existé et existera vraisemblablement toujours.

« Je ne suis pas écologiste par amour des arbres, mais pour la préservation des droits humains et de l’habitabilité de la planète. »

Comment mieux organiser l’accueil des immigrés ?

D’abord, je pense qu’une des erreurs fondamentales consiste à penser, systématiquement, que l’ouverture des frontières va provoquer plus de migrations. Les études historiques, sociologiques et prospectives montrent qu’elle se traduit par les mêmes niveaux de migrations, mais dans de meilleures conditions. Si l’on ouvrait les frontières, les gens arriveraient en vie à destination sans avoir subi de violences physiques ou psychologiques pendant leur traversée. Ils arriveraient sans s’être délestés de toutes leurs économies et seraient moins dépendants des aides des pays d’accueil. L’ouverture permet aussi de démanteler largement l’industrie des passeurs et des trafiquants. Les personnes arriveraient aussi plus enthousiastes dans le pays d’accueil, ce qui faciliterait leur insertion dans le tissu social et économique. Cela permettrait donc de mieux les considérer comme faisant désormais partie d’une communauté nationale.

On est très loin de cette conception, aujourd’hui…

Hélas, on reste persuadé, à gauche comme à droite, que le grand déterminant des flux migratoires dans le monde est le degré d’ouverture des frontières et que si vous ouvrez, il aura plus de gens qui viendront et que si vous fermez, il y en aura moins – selon la métaphore du robinet utilisée par Nicolas Sarkozy. C’est faux. Mais encore une fois, la droite n’est pas seule responsable. Par exemple, je ne comprends pas qu’il y ait autant de gens de gauche, en France, qui se disent rocardiens ou nostalgiques de Michel Rocard. Il était dégueulasse sur les questions d’asile et d’immigration, il faut pouvoir le dire ! C’est lui qui a généré les Valls, les Cambadélis et toute la génération du Parti socialiste qui a trahi. Et je ne comprends pas qu’on ne veuille pas se débarrasser de cet héritage rocardien qui est une trahison totale de la gauche. À « La France ne peut pas accueillir toute la misère du monde », on prétend que Rocard a ajouté : « Mais elle doit en prendre sa part. » Ça n’est pas vrai, il ne l’a fait que plus tard, sous la pression des militants et des ONG. Ce discours de 1989 continue de structurer le discours à gauche.

Brigitte Fontaine, lors de la mobilisation pour l’accueil des migrants en octobre 2018 initiée par Regards, Politis et Mediapart, avait dit : « Bientôt, frères humains, il fera si chaud qu’on grillera comme des harengs. On se précipitera vers les Eskimos et les Lapons qui nous recevront avec des barbelés et des kalachnikovs. Et ça sera bien fait pour nous. » Il y a un peu de ça dans ce qui se joue à l’avenir : des millions de déplacés climatiques ?

Cette phrase de Brigitte Fontaine mobilise un imaginaire un peu caricatural, mais il y a de ça. Le grand enjeu de la lutte contre le changement climatique est la question de l’habitabilité de la planète. Allons-nous parvenir à conserver le monde habitable pour tous, à commencer par les plus vulnérables ? C’est l’enjeu du respect de l’accord de Paris et de l’objectif des deux degrés à ne pas dépasser. Aujourd’hui, toutes les régions du monde restent à peu près habitables. Il faut comprendre ce que cela signifie : on peut continuer à habiter partout dans le monde. Le GIEC dit en revanche que si nous dépassons les deux degrés, certaines régions du monde vont devenir littéralement impropres à la vie humaine : parce qu’inondées en permanence, trop chaudes ou incultivables. C’est ce qui m’a fait venir à la question du changement climatique. Je ne suis pas écologiste par amour des arbres, mais pour la préservation des droits humains et de l’habitabilité de la planète.

« En réalité, nous sommes tous climatosceptiques. Donald Trump est plus honnête que les autres, c’est tout. »

Certains scientifiques parlent de plusieurs dizaines, voire centaines de millions de personnes déplacées dans le siècle à venir. Comment nos politiques publiques peuvent-elles, doivent-elles anticiper ces migrations climatiques ?

En réalité, nous sommes tous climatosceptiques. Donald Trump est plus honnête que les autres, c’est tout. Nous sommes d’une hypocrisie sans nom sur ces questions. Aujourd’hui, on reste dans une logique strictement réactive envers les migrations comme envers les impacts du changement climatique. On refuse l’idée d’organiser les choses et on n’accepte pas de tenir un discours politique qui soit un discours d’organisation. Dans la crise syrienne, on retiendra sans doute le grand discours d’Angela Merkel, qui avait dit « Wir schaffen das ! » (« Nous y arriverons ! »). C’était un beau slogan : sans doute l’un des plus beaux slogans politiques invoquant la confiance dans notre capacité collective. Quand elle dit : « Les migrations sont le rendez-vous de l’Allemagne avec la mondialisation », c’est aussi une manière de se demander quelle place l’Allemagne prendra dans le monde.

Cela signifie qu’il n’existe pas de politique publique d’anticipation des désordres mondiaux, qu’il s’agisse des questions climatiques ou migratoires ?

Il y a aujourd’hui environ trente millions de déplacés climatiques par an. Ces migrations ont lieu principalement du Sud vers le Sud, mais globalement, personne ne sait exactement qui sont ces gens et où ils vont. Cette nouvelle donne préoccupe beaucoup de responsables politiques des pays du Sud. Je suis toujours très frappé, quand je discute avec des ministres bangladais, togolais ou éthiopiens, à quel point ils en ont conscience. En 2021, neuf pays de l’Afrique de l’Est ont décidé de créer une zone de libre circulation entre eux – une sorte de Schengen est-africain –, notamment pour faciliter les mouvements migratoires liés au changement climatique et pour éviter les tensions aux frontières. C’est majeur, mais personne n’en parle. Le gouvernement indonésien s’est donné quinze ans pour abandonner Djakarta et créer une capitale nouvelle sur l’île de Bornéo. C’est majeur, et peu de gens en parlent. Si ça se passait en France, qu’on abandonnait Paris en raison des risques de crue de la Seine ou de canicule pour déplacer Paris à Clermont-Ferrand, ce serait un événement majeur. Je suis également frappé de voir qu’on considère les ministres et les politiques du Sud comme des incompétents notoires, corrompus, alors que sur les sujets migratoires et climatiques, ils sont bien plus en avance, pour leurs capacités d’anticipation et d’organisation, que les responsables politiques européens. Dans ces pays, il y a une acceptation que les migrations constituent une transformation structurelle des sociétés et qu’il faut les organiser et les anticiper. En Europe, on s’en tient à une approche strictement idéologique – parfois simplement sondagière – de l’immigration.

« La question n’est pas « Sommes-nous trop nombreux sur Terre ? », mais : « Comment chacun veut vivre et quelle place veut-il bien laisser aux autres ? » »

Comment faire évoluer les pays du Nord, premiers responsables des dérèglements climatiques et donc des déplacements de populations ?

On doit se battre sur la question du droit à la mobilité, laissée complètement en déshérence. Si l’on pense à la Convention de Genève, par exemple, il faut bien réaliser qu’il s’agit à l’origine d’une convention pour gérer le problème des réfugiés juifs après la seconde guerre mondiale. On en fait aujourd’hui une sorte de pierre angulaire du droit international mais, au départ, il ne s’agit que d’un arrangement entre grandes puissances pour gérer un problème spécifique. Aujourd’hui, il y a une urgence à développer d’autres formes de protection. Malheureusement, dans le climat politique actuel, ce serait un suicide politique que de vouloir réviser la Convention de Genève – parce qu’elle tient encore peu ou prou. Mais on doit absolument développer une série de protections complémentaires à côté de cette convention.

Quelles seraient ces protections étendues ?

La protection temporaire qu’a développée l’Union européenne en 2001 est une bonne directive, qui fait ses preuves dans la crise ukrainienne. On aurait dû l’appliquer plus tôt. On est capable d’inventer des protections et des instruments efficaces. Et pour les déplacés environnementaux, on a créé l’agenda de protection de l’initiative Nansen, adopté par cent dix gouvernements en octobre 2015. Il a donné naissance à une nouvelle plateforme internationale : The Platform on Disaster Displacement, consacrée aux déplacements consécutifs aux catastrophes. Personne ne connaît cette organisation alors que la France l’a présidée pendant un an et demi… Cette organisation a exactement la même forme d’autorité que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) – créé en 1951 et qui avait pour but d’accompagner la mise en œuvre de la Convention de Genève. La France donne des fonds à cette organisation qui reconnaît officiellement l’existence des réfugiés climatiques. La France a même une ambassadrice dédiée aux réfugiés climatiques, Caroline Dumas. Personne ne le sait. La France s’est donc engagée à donner des protections et des droits à l’information aux personnes en exil climatique. Il n’existe cependant pas encore de statut de réfugié climatique en France : nous avons besoin de faire vivre et de faire connaître les textes sur lesquels la France est engagée.

La notion de dette écologique ou climatique semble elle aussi peu connue…

Un segment des négociations sur le climat, qui s’appelle « pertes et préjudices », vise à traduire la dette climatique et à reconnaître la dette des pays du Nord envers les dommages subis par les pays du Sud – y compris les migrations, la perte de cultures, de territoires, etc. Ça non plus, personne ne le sait. Pas même les militants et les activistes pour le climat, parfois ! J’entends des activistes revendiquer des choses qui existent déjà… Ces négociations sont pourtant passionnantes : à combien évalue-t-on la dette ? Comment est-ce qu’on quantifie des impacts intangibles comme les migrations ou la perte de cultures ? Tous les pays, représentés par des diplomates, sont au cœur de ces négociations. Personne n’est au courant et ça nous échappe.

Vous avez beaucoup travaillé sur la notion d’anthropocène, sur l’influence de l’être humain sur nos écosystèmes, la planète et le climat. Cela pose notamment la question de la surpopulation mondiale : sommes-nous trop nombreux sur terre ?

Il n’y a pas de seuil maximal. La question n’est pas « Sommes-nous trop nombreux sur Terre ? », mais : « Comment chacun veut vivre et quelle place veut-il bien laisser aux autres ? » Si l’on accepte de vivre plus sobrement en Europe, on peut monter jusqu’à dix, douze voire quinze milliards d’êtres humains sur la planète. Pour le moment, la manière dont on vit en Europe ne devrait pas nous permettre d’être plus de trois ou quatre milliards d’habitants. La vraie question de la population mondiale est celle de l’empreinte carbone. Un enjeu majeur de la réduction de nos émissions de gaz à effet de serre est aussi de permettre à d’autres d’augmenter leur empreinte carbone. Si l’on doit réduire notre consommation de viande en Europe, c’est aussi pour que les habitants du Sierra Leone puissent manger des steaks. Si l’on doit réduire nos trajets en avion, c’est aussi pour que les gens aient la chance de prendre l’avion pour la première fois et peut-être pour l’unique fois de leur vie. L’une des très grandes injustices est que 20% de la population mondiale seulement a un jour pris l’avion. En Afrique, le développement de l’avion est un enjeu considérable. Comment se fait-il qu’aujourd’hui, pour passer de l’Afrique de l’Est à l’Afrique de l’Ouest, il soit nécessaire de faire un crochet par Paris ou Bruxelles ? On doit appréhender les problèmes dans une logique globale de justice internationale. Pour dire les choses caricaturalement, je suis prêt à accepter de ne plus voler en avion à la condition que d’autres puissent le faire. Je me désole, hélas, que la gauche ait largement perdu cette perspective internationaliste.

 

Propos recueillis par Pierre Jacquemain

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