ARCHIVES. Les scandales du sang contaminé, de la vache folle ou de l’amiante ont marqué une rupture : défiance envers les pouvoirs publics, application du principe de précaution… Un militant écologiste et un sociologue – François Veillerette et Francis Chateauraynaud – s’inquiètent du regain d’influence des industriels sur les politiques.
François Veillerette, président puis vice-président de Greenpeace entre 2002 et 2009, porte-parole de l’association Générations futures, il est aussi conseiller régional EELV en région Picardie. Francis Chateauraynaud, sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales, il étudie les controverses et les affaires. Il a conçu la notion de lanceur d’alerte.
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Regards. Vache folle, sang contaminé, amiante : les grands scandales sanitaires des années 90 ont-ils marqué un tournant décisif pour la façon dont sont perçues les questions de santé publique par les citoyens, mais aussi pour les politiques en la matière ?
Francis Chateauraynaud. Il est évident que ces scandales ont pesé considérablement. L’affaire du sang contaminé a fini de transformer un système dans lequel le politique est devenu comptable de décisions qui, jusqu’alors, ne lui étaient pas imputables directement. Auparavant, les contentieux juridiques, à l’initiative des victimes, mettaient en cause des médecins, des hôpitaux, des entreprises, mais ne remontaient pas au sein des administrations jusqu’au politique. Le sang contaminé a révélé un changement du régime de responsabilité, qui a eu des effets sur d’autres dossiers. Avec la vache folle et l’amiante, il y a eu une conjonction d’événements : on s’est rendu compte que des problèmes anciens n’étaient pas traités, et que des problèmes émergents prenaient de court les réseaux d’experts, comme celui du prion [la protéine responsable de l’encéphalite spongiforme bovine, plus connue comme la« maladie de la vache folle]. D’autres facteurs ont joué en faveur de ces prises de conscience, en particulier le « retour » de Tchernobyl, c’est-à-dire le résultat de dix ans de travaux menés par des contre-experts, ou des affaires comme celle des dioxines [molécules toxiques produites notamment par l’incinération des déchets]… Tout cela a conduit le gouvernement à renforcer le principe de précaution, à adopter la doctrine de la séparation de l’évaluation et de la gestion du risque, à rendre plus indépendante l’expertise.
François Veillerette. Malgré tout, je vois plusieurs limites à cette évolution. D’abord, même sur ces crises majeures présentant des liens de cause à effet assez évidents avec des maladies, cela n’a pas toujours permis d’aller au bout : par exemple, il n’y a toujours pas eu de procès de l’amiante en France, contrairement à l’Italie. Ensuite, les acquis de ces grandes affaires n’ont pas forcément bénéficié à d’autres dossiers qui sont des scandales potentiels, mais dans lesquels on a plus de mal à établir des causalités. Les grands scandales sanitaires ont constitué un saut qualitatif, mais la difficulté est d’aller au-delà.
Francis Chateauraynaud. Il faut aussi souligner que ces changements se sont accompagnés de l’émergence sur la scène publique d’acteurs qui ont contribué à ce tournant : ONG, contre-experts, lanceurs d’alerte. En parallèle, on a assisté à la montée de l’altermondialisme, c’est-à-dire de la volonté de repolitiser au niveau global des questions liées au capitalisme financier. Typiquement, le dossier des OGM a mêlé des questions de toxicité, de biodiversité, de modèle agricole, de droit de la propriété, tout en mettant en cause Monsanto en tant que prototype du capitalisme financier.
François Veillerette. Cette convergence a permis des alliances. Chez Greenpeace, sur les OGM, il y a eu une conjonction avec José Bové, la Confédération paysanne et d’autres, conjonction qui n’était pas évidente au départ puisque les approches étaient très différentes, entre la nôtre qui s’intéressait à la matière scientifique et aux textes, avec une stratégie européenne et même mondiale, et celle plus politique et locale du syndicalisme agricole.
« La confiance que les gens mettent dans les ONG et leur travail de contre-pouvoir reste très solide. »
François Veillerette
La défiance envers les autorités a-t-elle poussé celles-ci à rééquilibrer leurs arbitrages, notamment en faveur du principe de précaution, qui revient à reconnaître la légitimité des craintes du public quand un risque émerge, sans attendre une preuve scientifique définitive ?
Francis Chateauraynaud. Cela reste compliqué, car cela ne va pas dépendre seulement de la relation entre la population et l’État au travers des affaires qui éclatent, mais d’abord des rapports de forces entre les multiples producteurs de connaissance : les chercheurs et scientifiques, les industries, les populations elles-mêmes, les agences publiques… Un autre problème est celui du temps, et en particulier du temps de latence. Trente ans, dans le cas de l’amiante, cela a permis de ne pas voir venir les cancers, dont les causes étaient difficiles à attribuer sauf dans le cas des mésothéliomes [forme rare et virulente de cancer]. Sur une telle durée, le monde évolue, les structures sociales changent, la connaissance se perd, les traces disparaissent : il y a un effet retard considérable. Ce qui a changé, c’est qu’il y a de plus en plus d’alertes qu’on essaie de déclencher avant qu’il ne soit trop tard.
François Veillerette. Les associations s’approprient de plus en plus la connaissance scientifique, mais sont souvent dans l’impossibilité de l’utiliser pour faire évoluer les réglementations. Il y a quinze ans que l’on sait l’essentiel sur les pesticides. Mais le système réglementaire européen les concernant s’est doté de procédures de sélection des études – à l’initiative de l’industrie chimique – qui réduisent le nombre d’études utilisables en écartant la plupart des travaux universitaires. Des piles d’études démontraient la toxicité du bisphénol A, mais l’EFSA se retranchait derrière les trois ou quatre qu’elle retenait…
Les ONG n’ont-elles pas acquis un pouvoir bien supérieur à celui dont elles disposaient auparavant, tandis que le discours écologique en général accédait à une plus grande crédibilité ?
François Veillerette. Pour les thématiques sur lesquelles les militants ont travaillé il y a une reconnaissance des médias que je crois évidente. Mais l’écologie en général, je ne sais pas ce que c’est exactement… Je ne suis pas sûr que les gens croient plus en l’écologie qu’il y a quelques années, surtout si l’on met l’écologie politique dedans. En revanche, je pense que la confiance qu’ils mettent dans les ONG et leur travail de contre-pouvoir, pour assurer l’indépendance et la pluralité de l’information, reste très solide.
Francis Chateauraynaud. Ce qui est frappant, c’est la vitesse à laquelle les problèmes sont reliés à des thématiques globales. J’ai étudié le fonctionnement de l’Agence européenne de l’environnement (EEA) qui était devenue, au début des années 2000, une sorte de chambre d’écho permanente des alertes, s’interrogeant sur l’indépendance de la science et l’application de la précaution, s’inquiétant du choix d’une forme de régulation jouant de l’irréversibilité pour sauver des technologies au lieu de penser à des alternatives – comme pour les OGM ou les nanoparticules… Le problème est que la Commission européenne a fini par dire, « C’est bien ce que vous faites, c’est sympathique, mais c’est idéologique. Désormais, vous produirez surtout des indicateurs. D’accord, il y a des risques, mais il faut mesurer, hiérarchiser, gérer. » C’en était fini du travail continu consistant à se maintenir en alerte. On en a l’illustration avec des dispositifs très problématiques comme REACH [programme européen d’enregistrement, d’évaluation, d’autorisation et de restriction des produits chimiques], vertueux d’un certain point de vue, mais qui peuvent avoir des effets de masse très néfastes.
François Veillerette. Ce sont des dispositifs tellement complexes que l’administration chargée de les mettre en œuvre risque de crouler sous leur poids. La Commission redoute les recours juridiques de la part de l’industrie. Devant le risque de paralysie, les administrations sont conduites à transiger.
Francis Chateauraynaud. Ce qui est nouveau depuis quelques années, c’est que les États et les agences publiques européennes tirent sur leurs propres troupes. Au nom de la réduction des déficits publics, de la perte de légitimité des gouvernements, des abus autour d’alertes exagérément grossies, on en arrive à restreindre les compétences réglementaires des agences. Cela se produit, comme par hasard, au moment même où les universités sont réformées, un peu partout, au profit d’une vision entrepreneuriale qui nuit à l’autonomie de la pensée au travers de la nécessité de trouver des financements. Il y a aussi le discrédit organisé contre des scientifiques qualifiés de militants, l’organisation de contre-feux par les industriels, etc.
François Veillerette. Les industriels sont de plus en plus subtils à mesure que les ONG se renforcent et progressent dans leurs connaissances et leurs modes d’action. Pour nous, militants, il devient de plus en plus difficile de tout expliquer à notre base mais aussi aux médias. La difficulté n’est pas que les journalistes comprennent, mais qu’ils parviennent à « vendre » les sujets à leurs rédac chefs.
« Ce qui est nouveau depuis quelques années, c’est que les États et les agences publiques européennes tirent sur leurs propres troupes. »
Francis Chateauraynaud
N’est-ce pas une façon, pour les industriels, de répliquer par le lobbying à leur défaite sur le terrain médiatique ?
Francis Chateauraynaud. Les industriels ont clairement gagné en influence au sein des administrations. Le Grenelle de l’environnement a été un moment vertueux, avant que cela ne recommence à se gripper.
François Veillerette. La difficulté que nous rencontrons au sein des ONG, quand on est spécialisé comme Générations futures dans un sujet particulier tel que les pesticides, est de ne pas se couper de la base, de mener à la fois l’expertise scientifique et réglementaire, et la construction de collectifs locaux. Nous fournissons des kits de connaissance afin que tous s’approprient les informations. Il faut des circonstances particulières pour que notre message soit entendu : nous menons depuis des années une campagne sur les victimes des fongicides, sans grand écho. Et tout à coup il y a cette école primaire en Gironde dont les élèves s’avèrent intoxiqués par des fongicides. Ces événements permettent, à partir d’un mouvement local, de constituer une mobilisation plus large pour aller voir les députés et les sénateurs.
Francis Chateauraynaud. La démocratie y gagnerait si les médias suivaient l’émergence des problèmes plutôt que de les prendre au moment du scandale. La démocratie participative mobilise des gens qui s’intéressent vraiment à un problème, qui le travaillent. Elle peut conduire des profanes, souvent avec des associations, à produire une version des faits et des visions du futur beaucoup plus solides que celles de la plupart des experts en place. Mais qu’est ce que les mobilisations citoyennes changent dans le droit ? C’est devenu un enjeu central. Faire participer les citoyens, c’est bien – ils s’expriment, montrent qu’ils ne sont pas idiots –, mais le problème est qu’il faut encore que ces consultations se traduisent dans les décisions.
François Veillerette. Les agences, les ministères organisent de plus en plus de comités de parties prenantes. Mais à quoi sert le temps que nous leur consacrons si l’on ne réinjecte jamais les opinions des citoyens ? Cela peut même être négatif si cela sert de caution sans rien changer. Le risque d’instrumentalisation est réel.
Francis Chateauraynaud. Le problème du politique reste central dans ces affaires. Qui décide de fermer la centrale de Fessenheim, tout en gagnant du temps ? Comment s’arrange-t-on pour autoriser des OGM ou tolérer des pesticides alors qu’ils étaient censés être interdits ? Comment tente-t-on de relancer le gaz de schiste en invoquant de nouvelles techniques d’extraction ? Jacques Chirac avait réussi à inscrire le principe de précaution dans la Charte de l’environnement et celle-ci dans la Constitution, de façon en principe irréversible. Mais un lobbying s’est mis à l’œuvre à l’Assemblée nationale proclamant que la précaution nuit à l’innovation. Le député socialiste Jean-Yves Le Déaut, membre de l’Office parlementaire des choix scientifiques et techniques (OPECST), a organisé des colloques et produit des rapports sur ce thème. L’un d’eux était intitulé L’innovation à l’épreuve des peurs et des risques… Il a trouvé des alliés et est parvenu à ses fins, un principe d’innovation est mis en avant, tandis que les ONG n’ont pas vu venir le coup.
François Veillerette. Ce genre de démarches favorise ceux qui ont le plus de moyens pour organiser des colloques bidons à l’Assemblée avec des entreprises dont c’est le métier, donnant lieu à des publications qui viennent polluer le débat et la littérature scientifique à l’attention des décideurs. Cette fabrique du doute sert de carburant à ceux qui ne veulent rien faire, ou faire marche arrière.
Est-ce qu’ils agissent directement sur l’opinion ou bien se contentent de faire de l’influence ?
Francis Chateauraynaud. C’est de l’influence, dans la discrétion. Sur tous les sujets lancinants, compliqués, avec de nombreux acteurs mobilisés, il s’agit de pénétrer discrètement toutes les sphères possibles, et surtout de retourner les chercheurs. Ces stratégies sont perverses, notamment parce que les structures publiques sont très fragilisées aujourd’hui. Certains industriels pointus sont capables de configurer des programmes de recherche officiels, comme ceux de l’Agence nationale de recherche (ANR) en proposant des consortiums dans lesquels ils vont financer une partie des thèses et des budgets. En situation de crise, la vulnérabilité est terrible. Le Crédit impôt recherche (CIR) constitue un scandale économique et scientifique majeur : ce sont des milliards d’allégements fiscaux pour les entreprises, pris sur ce que l’on pourrait consacrer à la recherche publique et aux universités – sur lesquelles on fait porter une contrainte budgétaire de plus en plus forte, en particulier sur l’emploi, avec le risque d’assécher certaines disciplines. La seule explication de ces choix politiques étonnants, c’est que les think tanks, les réseaux, l’influence personnelle agissent de manière évidente : on se retrouve entre anciens de telle ou telle école ou de tel corps, et on se donne les mêmes ennemis.
François Veillerette. En France, on prétend que le lobbying n’existe pas. L’effet pervers de ce déni est à la fois de faciliter de fait le lobbying et de nuire à la reconnaissance de contre-pouvoirs incarnant un intérêt plus général. Il faut parvenir à un système transparent dans lequel tous les acteurs, ONG comme industriels, soient visibles, que le nombre de rencontres avec les élus ainsi que les dépenses consenties soient plafonnés.
Peut-on parler d’une démission des politiques, qui ne font plus de choix volontaristes, et répercutent les rapports de forces ?
Francis Chateauraynaud. J’ai une explication, mais qui reste à confirmer. La technicité des dossiers étant très grande, le politique est de plus en plus démuni techniquement. On lui livre un résumé et il se trouve face à des acteurs qui ont une perception beaucoup plus profonde de ces dossiers. Sa tendance sera d’aller vers ceux qui vont lui simplifier la vie, pas vers ceux qui vont la lui compliquer. Le paradoxe est qu’il ne prendra pas ses décisions sur des bases techniques, alors que nous sommes environnés de technicité. Effectivement, les politiques ne gouvernent plus vraiment.
François Veillerette. Sur la question de l’éloignement des épandages de pesticides des zones habitées, nous avons constaté l’absence totale de cohérence entre les représentants des mêmes partis au Sénat et à l’Assemblée. Ils ne se déterminent plus sur des principes ou sur des valeurs, mais selon des critères obscurs. On a le sentiment que ceux qui sont les plus proches des responsabilités sont tétanisés par la crise et par le chantage des sphères économiques, alors que ceux qui en sont les plus éloignés peuvent encore voter selon leurs idées…
Propos recueillis par Jérôme Latta