La guerre mémorielle du falsificateur du Kremlin

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Nicolas Werth publie un opuscule accessible à tous qui permet de comprendre comment le pouvoir russe réécrit l’histoire du pays pour justifier sa politique expansionniste.

L’auteur de Poutine historien en chef, spécialiste réputé de l’Union soviétique, nous offre non pas un cours de rattrapage sur la politique russe d’aujourd’hui et ses racines, mais un essai engagé sur l’instrumentalisation de l’histoire par le chef de l’État Russe. C’est particulièrement utile dans cette période, pour celui ou celle qui souhaite aller au-delà de l’évidente condamnation de la guerre contre l’Ukraine.

 

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Dès les années 2000, le pouvoir russe a fortement investi dans la formulation d’un récit étatique de l’histoire. L’enjeu est à ses yeux considérable : pour Vladimir Poutine, « la principale ressource de la puissance et de l’avenir de la Russie réside dans notre mémoire historique ». Le rôle ainsi dévolu à la mémoire historique conduit en actes à interdire les approches non conformes aux ambitions du Kremlin. Et à faire la chasse aux historiens indépendants et aux organisations non gouvernementales, telle l’association Mémorial, dont l’objet était de promouvoir une mémoire nationale incluant la compréhension et la reconnaissance des répressions de masse de l’époque stalinienne. Aboutissement de nombreuses années de censure, Mémorial a été dissoute le 28 décembre 2021.

La manipulation de l’histoire n’a évidemment pas commencé avec Vladimir Poutine. Elle fut intense à l’époque brejnévienne. Mais à partir du milieu des années 1980 et jusque dans les années 2000, la recherche historique a connu des avancées considérables. Initiée à l’époque de la glasnost (la politique de la transparence) sous Michaël Gorbatchev, l’ouverture des archives a notamment permis de documenter et de détailler les crimes du stalinisme : mise en camp ou déportation de 25 millions de personnes entre la fin des années 1920 et le début des années 1950, grandes famines du début des années 1930, système du goulag avec ses 600 ensembles concentrationnaires, millions de travailleurs forcés de la période de la grande terreur (1937-1938), etc.

Paradoxalement, les riches productions des historiens cessent dans les mêmes années d’influencer le débat public. C’est qu’à partir de 1990 le pouvoir politique, sous Boris Eltsine, livre sa propre vision de l’histoire de la Russie. Elle présente la révolution de 1917 comme un accident de l’histoire, un « coup d’État fomenté par une poignée de criminels fanatiques dépourvus de toute assise dans le pays ». Se substitue à la glorification de la grande révolution socialiste d’octobre une image idéalisée d’une Russie tsariste, où auraient coexisté progrès économique et harmonie sociale. Les symboles de l’empire russe font leur retour et l’église orthodoxe est légitimée comme garante des valeurs russes traditionnelles.

Rompant avec la période d’ouverture et prolongeant le récit politico-historique des années Eltsine, le récit poutinien revient d’une certaine manière à Léonid Brejnev, l’ancien chef du parti communiste de 1964 à 1982 : la victoire contre le nazisme est une guerre patriotique fondant l’identité nationale. Cependant, cette fois, le récit est décommunisé et il est « viscéralement anti-occidental, ultranationaliste et conservateur ». Nicolas Werth évoque un « étonnant syncrétisme entre le passé tsariste et l’expérience soviétique, une expérience débarrassée des oripeaux communistes ».

Contre Lénine, dont la politique aurait préparé le désastre du démantèlement de l’Union soviétique, Poutine fait de Staline le restaurateur de la puissance de la Grande Russie et d’un État fort, « capable de défendre le pays contre des puissances étrangères toujours menaçantes ». Les crimes de la période stalinienne sont tus ou relativisés : ainsi, souligne Nicolas Werth, la victoire contre le nazisme « efface la violence de la collectivisation forcée des campagnes, de l’industrialisation à marches forcées ». Les camps de travail « auraient contribué à la mise en valeur des richesses naturelles dans les régions les plus inhospitalières du pays ». La ressemblance avec les discours négationnistes que nous connaissons en France, par exemple pour justifier la colonisation, est frappante.

Nicolas Werth évoque les étapes successives de la « politique de l’histoire toujours plus agressive » de Poutine : changement des paroles de l’hymne national (2000), création d’institutions étatiques chargées de contrôler l’écriture de l’histoire (2009 et 2012), réécriture et homogénéisation des manuels scolaires, persécution des acteurs de la société civile, promulgation de lois mémorielles imposant une manière d’exposer l’histoire pour renforcer l’identité nationale (2014), limitation de l’accès aux archives, etc. Cependant, l’historien montre que la ligne du régime est « à la fois tortueuse et politiquement assez habile ». Par exemple, le récit officiel ne nie pas entièrement l’existence de la répression sous Staline, mais il la relativise et la minore. Les manuels scolaires y consacrent ainsi une portion congrue, avec cette pratique remarquable de l’euphémisme : dans les goulags, les détenus « travaillaient dans des conditions très difficiles, souffrant de faim et de froid ».

Le livre se termine par l’évocation de la « guerre mémorielle » entre la Russie et l’Ukraine. À partir des années 1990 et après la révolution orange de 2004, l’Ukraine a reformulé sa propre histoire, en particulier en faisant de la grande famine connue par le pays sous Staline, en 1932-1933, l’événement central de l’histoire du pays au XXème siècle. La Russie avait alors condamné la qualification de génocide retenue par le parlement ukrainien. Plus largement, Nicolas Werth aborde la négation par Moscou de l’identité ukrainienne, toujours sous l’angle de la critique de la politique bolchévique des nationalités qui aurait « pérennisé au niveau de l’État trois peuples slaves distincts (russe, ukrainien, biélorusse) au lieu d’une grande nation russe ». Il évoque aussi un essai de Vladimir Poutine, datant de juillet 2021, passé inaperçu, qui avait pour but de légitimer historiquement l’invasion de l’Ukraine. Les révolutionnaires de 1917 y sont encore une fois pointés comme responsables d’avoir dépouillé la Russie de territoires qui en fait lui appartiendraient. Et l’historien de mettre en garde contre le projet glaçant de mener en Ukraine une guerre de trente ans.

 

Gilles Alfonsi

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Poutine historien en chef, Nicolas Werth, Gallimard, collection Tracts, n°40, juin 2022, 3,5 €.

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