Santé mentale : les inégalités du divan

Alors que l’excellente série En thérapie cartonne sur Arte, la question de l’accueil des pauvres sur le divan intéresse peu. Entre auto-censure et difficulté financière, les précaires ont du mal à accéder à ces lieux d’écoute. Les conséquences psychologiques de la crise sanitaire appellent à une refonte urgente du système.

Ils viennent se confier à lui gratuitement dans son cabinet. Réfugiés, toxicos, sans papiers, sans-abris, à Strasbourg le psychiatre Georges Federmann se consacre aux démunis depuis plus de trente ans. Des patients qu’il va souvent chercher directement dans la rue. « Moi qui m’intéressais à la sociologie des salles d’attente de psys, je n’avais jamais vu ça », explique Swen de Pauw, qui réalisa deux films sur ce médecin hors-norme, Le divan du monde en 2016, Comme elle vient en 2019. « C’est sans rendez-vous chez lui, alors les patients entrent et se mélangent. »

Humaniste engagé, le psychiatre de 65 ans passe au vitriol une corporation qui ne soigne « que les gens qu’elle reconnaît. » « On n’est jamais sorti de la perception hiérarchisée de la valeur de la vie humaine », dénonce celui qui milite pour l’interdiction du dépassement d’honoraires, et qui souhaite que la médecine soit aussi enseignée par des sociologues, « pour que les médecins ne restent pas étrangers à leur société. »

Accéder à un temps d’écoute

Federmann est une exception dans le milieu, ou plutôt la galaxie. Psychiatres, psychologues, psychanalystes, psychothérapeutes, celle-ci est immense, difficile à appréhender lorsqu’une souffrance pousse à consulter. Les recherches Google aident peu, et poussent plutôt à abandonner face à la nébuleuse de styles, de méthodes et d’écoles, où l’on ne peut guère compter que sur des avis subjectifs laissés ici ou là. Coûteuse (60€ la séance en moyenne), la psychanalyse est par exemple inaccessible aux plus précaires. Surtout que l’engagement est long, plusieurs mois voire plusieurs années, pour une séance hebdomadaire au minimum. Diffusée actuellement sur Arte, la fascinante série En thérapie aborde le problème en filigrane. Sur le divan Réda Kateb décortique le montant des séances, Pio Marmaï ironise sur le tarif à 2 euros la minute. « Les inégalités sociales sont fortes dans la possibilité d’accéder à ce temps d’écoute que décrit la série », déplore le psychanalyste Roland Gori. « Il faut avoir les moyens d’aller vers ceux qui exercent en libéral… car les institutions, de leur côté, ont été transformées en plateformes de services et d’abattage. »

Amplifié par le non remboursement par la Sécu, le difficile accès au divan par les plus modestes est un problème rarement soulevé. Seules les consultations psychiatriques (où des médicaments peuvent être prescrits) le sont sur une certaine base. Encore faut-il trouver des médecins de secteur 1 pour éviter les surplus. Des expérimentations de remboursement existent dans certaines régions mais restent marginales. La majorité des thérapeutes s’adaptent aussi au portefeuille des patients, mais cela ne peut suffire : une séance hebdomadaire à 20€ restera toujours une somme difficile à débourser lorsqu’on est au RSA. Payer sa séance serait en outre une partie intégrante du travail psychanalytique. « Même s’il faisait des exceptions, Freud pensait que les résistances du patient étaient accrues par la gratuité », explique le psychanalyste Jacques Sédat, auteur de Comprendre Freud. « Payer sa séance est un investissement transférentiel par rapport au poids de sa parole. »

Désertion de la psychanalyse

Que faire alors lorsqu’on n’a pas les moyens ? Il semble urgent de rendre ces professionnels de l’écoute accessibles à tous. D’autant que la crise sanitaire exacerbe les solitudes, les paranoïas, les mal-êtres, et que les signes dépressifs sont une épidémie dans l’épidémie. Chez les étudiants par exemple, un tiers seraient actuellement en souffrance psychologique, et les réponses du gouvernement prêtent à rire : un « chèque santé mentale » pour trois séances, et 80 psys recrutés. Un thérapeute pour 15 000 élèves au total, les trois millions d’étudiants peuvent dire merci.

Les solutions sont donc ailleurs, certaines existent : se diriger vers des associations de bénévoles comme Apsos ou Les psys du cœurs par exemple. Ou bien suivre une psychothérapie dans un hôpital, les consultations y sont gratuites comme dans les centres médico-psychologique (CMP). Mais c’est justement dans ces institutions qu’est pointée du doigt la désertion de la psychanalyse, ces lieux favorisant plutôt les méthodes techniques comme les thérapies cognitives et comportementales (TCC). « Au nom de l’efficacité et de la rapidité, notre civilisation néolibérale a détruit le tissu de formation de psychologues et de psychiatres sur le mode de l’écoute », estime Roland Gori. « Cela correspond à une idéologie économique de l’homme perçu comme un outil à réinsérer au plus vite sur le marché du travail. C’est le reflet des exigences de notre civilisation qui méprise la pensée au profit de la performance », soutient l’initiateur de l’Appel des appels, ce mouvement contre la « destruction volontaire et systématique de tout ce qui tisse le lien social. »

Urgence de l’époque

Courage donc pour trouver la bonne adresse, celle où le temps d’écoute sera suffisamment long pour ne pas simplement traiter les symptômes mais aussi les causes. Et de ces multiples entraves viennent l’auto-censure de classe et les idées reçues, celles qui associent « aller chez à un psy » à un luxe de bourgeois faibles. Pour le psychanalyste et débatteur Gérard Miller, l’idée que la psychanalyse serait une affaire de riches est un malentendu. « Il suffit de constater la situation économique de l’immense majorité des patients pour se rendre compte que c’est une fake news », signale-t-il. « Mais il n’y a rien de bon à attendre des discours qui prônent l’assistance car quand l’autre vous prend en charge, il a barre sur vous. Y compris la Sécurité sociale ». Un argument qui horrifie Georges Federmann : « si on considère la Sécu comme de l’assistanat, il y a malaise, surtout que quand il y a gratuité, c’est parce qu’on cotise…»

Des initiatives sont cependant à ne pas oublier, Miller les soulignent, les centres psychanalytiques de consultations et de traitement (CPCT) par exemple, « qui proposent gratuitement un traitement par la parole de durée limitée ». Des îlots de résistance qui « ne peuvent cacher une globalité réactionnaire » selon Federmann, qui estime bidon le fait de penser que ce milieu s’ouvrirait aux damnés de la Terre. « La détresse sociale n’est pas prise en compte, on est à côté de la vie. On ne se met pas à la place de ceux qui ont la tête dans le cul et qui se sentent transparents, on ne va pas les chercher, c’est à eux de se débrouiller. »

Et puis il y a la peur, celle qui n’arrange rien, celle de ceux qui croient les psys réservés aux fous. La méfiance aussi, face au peu de lisibilité de l’offre thérapeutique. Cette résistance, fréquente lorsque les pratiques restent incomprises, En thérapie y touche là aussi parfaitement au travers des patients du Dr Dayan, brillamment interprété par Frédéric Pierrot. Cette série malheureusement, est peut être donc la meilleure réponse récente au problème qui nous intéresse. Certes, elle ne casse pas le barrage de classe, mais est accessible à tous. Et permet d’entrevoir gratuitement ce que peut être un travail analytique, de s’y projeter à travers ces épisodes-séances. Deux millions de spectateurs ont passé fictivement le seuil du cabinet jeudi soir, un succès bien symptomatique de l’époque.