Des deux côtés de l’Atlantique, la social-démocratie n’est jamais finie (mais c’est pas jo-jo)

Les gauches sont bien à la peine à l’échelle mondiale. Trop radicales, elles perdent. Les moins radicales sont diabolisées. Toutes sont emportées dans un même mouvement. Pourtant, dans un monde où les vents de l’extrême droite soufflent fort, la social-démocratie n’a pas encore perdu la partie.
Comme si l’histoire voulait marquer le pas, le 1er mars, Yamandú Orsi est investi à la présidence de l’Uruguay. Il est l’héritier politique révendiqué José Mujica, dit Pepe, mort le 13 mai dernier. L’ancien guérillero a dirigé l’Uruguay de 2010 à 2015, mené moultes réformes progressistes, et il était surtout une figure aimée et respectée bien au-delà des frontières uruguayennes.
Des 20 pays d’Amérique latine, neuf sont dirigés par la gauche : la Bolivie, le Brésil, le Chili, la Colombie, le Honduras, le Mexique, le Pérou, la République dominicaine et l’Uruguay. Ce n’est pas rien. Le Figaro, inquiet, parlait en 2022 d’un retour aux « heures glorieuses de la gauche sud-américaine » puis, citant Carlos Quenan, estimait « qu’il n’y a pas d’adhésion à la gauche comme on a pu le voir dans les années 2000. Et cela va compliquer l’exercice du pouvoir. » Même analyse dans les colonnes du Monde : « Il s’agit davantage d’une vague de mécontentement et une victoire des oppositions qu’une vague de gauche ».
Et il est vrai qu’un changement notable est à souligner. La radicalité d’un Lula premier mandat, d’un Correa en Équateur, d’un Morales en Bolivie ou même d’une Kirchner en Argentine a été suivie d’un backlash sans précédent. Quand la droite revient aux affaires, elle le fait par sa frange la plus radicale, démantèle les acquis sociaux et les droits à la machette.
Les exemples argentins et brésiliens sont parlants. Ils viennent de vivre alternance sur alternance, passant d’un Lula au fasciste Bolsonaro pour revenir à Lula. Le grand voisin est lui passé de l’ambigu péronisme à la folie Milei.
En somme, une radicalité de droite répond à une radicalité de gauche. Mais au passage, c’est toute la gauche qui est diabolisée. Désormais, ce n’est plus seulement Chavez le grand méchant rouge. D’où le choix d’un Yamandú Orsi qui se veut plus centriste et modérée que l’héritage de Pepe.
Les attentes populaires, elles, n’ont pas tellement changé. Dans les années 2000 comme aujourd’hui, ce sont des crises économiques et des scandales politiques qui font vaciller les présidents. Le dégagisme frappe à tout-va. Mais la « vague rose » s’est décolorée, comme avec l’élection de Gustavo Petro en Colombie. Le symbole est fort : il est le premier président de gauche du pays, avance des ambitions sociales, féministes et écologistes mais célèbre sa victoire en 2022 d’un clair et tonitruant: « Nous allons consolider le capitalisme ».
Mais à affaiblir l’espoir au nom du « réalisme », le risque d’un énième retour de bâton est fort… Après Lula, le chaos ?
Et en Europe ?
En Europe, on vit une séquence qui ressemble à ce retour de bâton. De gouvernements de gauche (au sens le plus large du terme), il n’en reste que neuf : l’Albanie, l’Espagne, le Danemark, l’Islande, le Kosovo, la Norvège, le Royaume-Uni, la Slovénie et la Lituanie. C’est deux fois moins qu’en 2000…
Le Danemark est une référence souvent sollicitée. Les sociaux-démocrates danois ont opté pour un virage radical à droite-toute afin de conserver le pouvoir. Immigration, sécurité… Ils ont préféré devenir la droite pour que la droite ne gagne pas les élections, en voilà une idée qu’elle est bonne. Tellement bonne qu’elle fait des émules.
En Islande, la sociale-démocrate Kristrún Frostadóttir a fait alliance avec le Parti du peuple réputé pour ses positions xénophobes et anti-immigrés. Au Royaume-Uni, le travailliste Keir Starmer a annoncé des « mesures radicales » pour réduire l’immigration, espérant endiguer la montée de l’extrême droite. Il attaque les déficits en réduisant les allocations des handicapés. Très gauche tout ça. En Albanie, le premier ministre Edi Rama est considéré plus à droite que ses prédécesseurs de droite…
A contrario, quand les sociaux-democrates restent dans leur couloir, ils sont souvent balayés dès que l’occasion se présente. Le social-démocrate allemand Olaf Scholz n’a fait qu’un passage éclair au pouvoir, incapable de tenir une majorité avec les écologistes et les libéraux. Une défaite d’autant plus amère en mars dernier qu’elle a vu l’extrême droite faire une percée à 20% des voix. Après huit ans de mandat du socialiste António Costa, les Portugais ont élu un premier ministre de centre-droit en 2024 (Luís Montenegro). Le 18 mai dernier, lors de législatives anticipées, la gauche s’est effondrée au profit de l’extrême droite. En Autriche, la droite a choisi de se tourner vers l’extrême droite pour ses négociations gouvernementales plutôt que vers les sociaux-démocrates.
Cette tendance se retrouve un peu partout en Europe. Une inversion de la diabolisation que la revue américaine de gauche radicale Jacobin (traduit par Le Vent se lève) analyse comme suit : « La situation est telle que nous ne pouvons plus parler uniquement de la levée de ces barrières. En effet, le fameux cordon sanitaire se dresse désormais activement contre la gauche. […] Ainsi, même le centre-gauche traditionnel est plus diabolisé que les post-nazis. Le soi-disant centre-droit cherche maintenant un accord avec l’extrême-droite au nom de la poursuite d’un programme favorable aux entreprises sans éléments perturbateurs ».
La Grèce, la Belgique, l’Italie, la Finlande, la Suède… toutes les démocraties européennes basculent à droite. Que reste-t-il ? La Norvège ? Elle a beaucoup fait parler d’elle en reconnaissant l’État palestinien en mai 2024. La Slovénie ? Une bonne dose de libéralisme… L’Espagne ? La coalition socialistes/héritiers du communisme tient le bon bout depuis 2018, mais chaque élection intermédiaire sonne comme une alerte rouge. Comme l’écrit Slate : « L’Espagne s’est trouvée submergée par une marée conservatrice le 28 mai 2023, lors des élections locales. Sur les dix plus grandes villes, les socialistes n’en dirigent plus qu’une, après avoir perdu – entre autres – Séville, Valence, Valladolid. Ainsi que six des dix régions qu’ils détenaient. La gauche radicale de Podemos est, elle, balayée, passant sous les 5% à Madrid et à Valence. »
Il n’empêche que la gauche espagnole paraît être le dernier phare dans la nuit.. Elle ne bascule ni dans un libéralisme autoritaire, ni dans une xénophobie populiste. Cahin-Caha elle continue de porter des réformes progressistes (salaires et temps de travail réduit). À l’heure où chaque pays semble chercher son Trump national, sera-t-elle, la dernière à tenir tête à l’extrême droite ? Hauts les cœurs !