« L’austérité a envoyé l’Allemagne dans le mur »
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Si l’immigration a concentré une partie des débats de la campagne pour les élections fédérales en Allemagne, les difficultés économiques du nouvel « homme malade » de l’Europe inquiètent outre-Rhin.
Entretien avec Guillaume Duval, ancien rédacteur en chef d’Alternatives économiques et auteur de Made in Germany, le modèle allemand au-delà des mythes aux éditions du Seuil.
Pablo Pillaud-Vivien. Peut-on parler de crise de l’investissement en Allemagne ?
Guillaume Duval. Oui, et cette crise majeure dure depuis longtemps. Parmi les pays de l’OCDE, le club des pays riches, l’Allemagne est le seul où, depuis 25 ans, il y a eu zéro investissement net. Autrement dit, une fois l’usure des équipements existants prise en compte, aucun investissement nouveau n’a été ajouté.
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Cela se traduit concrètement par une forte détérioration des infrastructures traditionnelles. Le réseau ferroviaire allemand, très dense et très utilisé, est devenu extrêmement défaillant, avec des trains beaucoup plus souvent en retard que les trains français. Les trains allemands sont devenus la risée de toute l’Europe. Le réseau routier souffre aussi d’un manque d’entretien, avec des ponts vieillissants qui menacent de s’effondrer et entraînent d’importants détours pour le fret.
Mais cela concerne aussi les infrastructures modernes : le réseau mobile allemand est l’un des plus mauvais d’Europe et la fibre optique reste mal répartie. Pour un pays censé être l’un des plus riches et avancés d’Europe, ce retard est un frein considérable.
L’investissement immatériel est aussi insuffisant : l’éducation et les universités ont été comme chez nous sous-financées, ce qui accentue les difficultés actuelles de notre voisin.
Cette situation est en grande partie due à la politique d’austérité permanente, inscrite dans la Constitution allemande avec le Schuldenbremse (frein à l’endettement), qui interdit à l’État fédéral de dépasser 0,35 % de déficit par rapport au PIB, et empêche les Länder et lescommunes d’avoir un déficit. Cette règle, introduite en 2011, a certes permis de réduire la dette publique allemande. Mais en n’investissant pas dans leurs infrastructures matérielles et immatérielles, les Allemands ont en réalité accru la charge laissée aux générations futures, qui devront investir massivement pour rattraper ce retard.
Qu’en est-il des exportations ? L’Allemagne, dont l’économie repose sur les exportations, est-elle particulièrement vulnérable face aux bouleversements internationaux, notamment la montée des tensions entre les États-Unis et la Chine ?
Oui, l’Allemagne veut à tout prix être Exportweltmeister, championne du monde de l’exportation. Pour y parvenir, elle a toujours choisi de limiter sa demande intérieure pour maintenir une forte compétitivité à l’export.
Cependant, après la crise de 2008, les politiques d’austérité imposées à l’Europe ont affaibli la demande dans la zone euro. Pour compenser ces pertes de débouchés, l’Allemagne s’est tournée vers la Chine et les États-Unis pour écouler ses produits. Volkswagen, par exemple, vend et fabrique aujourd’hui plus de la moitié de ses voitures en Chine.
Ce choix se paie cher aujourd’hui. L’industrie automobile allemande est en retard sur la voitureélectrique face aux constructeurs chinois, ce qui entraîne une perte de parts de marché importante en Chine même et menace l’avenir d’une industrie clef pour le pays. De plus, les tensions commerciales croissantes entre la Chine et les États-Unis aggravent ces menaces sur les exportations allemandes. Avec le retour de Donald Trump, des mesures protectionnistes risquent de frapper durement les exportations allemandes vers les États-Unis.
Au-delà, l’Allemagne souffre aussi d’un retard technologique majeur : numérique, microélectronique, intelligence artificielle… À l’image de la France, elle n’a pas su investir suffisamment dans ces secteurs d’avenir. Cette situation est une conséquence directe des politiques d’austérité et du refus allemand de mettre en place une véritable politique industrielle européenne. Pendant que les États-Unis, la Corée du Sud et la Chine ont financé massivement l’innovation sur fonds publics, l’Europe, et en particulier l’Allemagne, a loupé toutes les révolutions technologiques des dernières décennies parc qu’elle a refusé de le faire.
Le sous-investissement dans les infrastructures e la crise du modèle exportateur ont-il contribué à la chute du gouvernement Scholz ?
Oui, c’est un facteur clé. En 2023, la Cour constitutionnelle allemande a interdit au gouvernement d’utiliser un fonds COVID restant (60 milliards d’euros) pour financer la transition énergétique. Or, ce fonds était un moyen de contourner les règles strictes du frein à l’endettement.
Face à cette interdiction, la coalition gouvernementale n’a pas réussi à s’entendre sur les économies à réaliser, ce qui a précipité sa chute.
Depuis une dizaine d’années, un consensus se dessine en Allemagne pour remettre en question la Schuldenbremse. Mais comme cette règle est inscrite dans la Constitution, la modifier nécessite une majorité des deux tiers au Bundestag. Or, dans un paysage politique de plus en plus fragmenté, une tell majorité est difficile à obtenir.
Même la CDU, qui devrait reprendre le pouvoir, évoque désormais la nécessité de changer cette règle. Toutefois, les divisions politiques rendent improbable un changement rapide, ce qui risque de prolonger la crise.
L’Allemagne semble se détourner de la France pour se rapprocher de la Pologne. Peut-on parler d’un basculement stratégique en Europe ?
Le « couple franco-allemand » est une idée largement dépassée dans l’Europe à 27. Emmanuel Macron a autant échoué en Europe qu’il a échoué en France. Son approche « bonapartiste » – vouloir imposer ses idées sans être capable de construire des coalitions – ne fonctionne pas plus dans l’UE qu’en France. De plus sa politique budgétaire irresponsable a complètement démonétisé sa parole. Résultat, la France a beaucoup perdu en influence en Europe.
L’Allemagne, de son côté, commence à vouloir rompre avec l’austérité et à envisager une politique industrielle plus forte. Mais elle le fait avec une approche très souverainiste : les investissement supplémentaires doivent viser avant tout à renforcerm ses propres industries, sans réel souci de coopération européenne.
La montée en puissance de la Pologne notamment dans le domaine de la défense est impressionnante en effet. C’est un facteur clé pour l’avenir de l’Europe. Avec Donald Trump et le rapprochement entre les États-Unis et la Russie contre l’Europe, la Pologne et d’autres pays de l’Est, jusqu’ici très atlantistes et hostiles à toute idée d’autonomie stratégique de l’Union vont désormais devenir moteurs pour pousser à une intégration européenne renforcée. La Pologne pourrait reprendre en effet le leadership européen que la France a perdu avec Emmanuel Macron.