Edwy Plenel : « On ne peut pas combattre Poutine si, ici même, on n’est pas exigeant sur les droits fondamentaux »

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Campisme, internationalisme, attentisme et opposition de gauche au stalinisme… Avec Edwy Plenel, on a parlé de la guerre que mène la Russie à l’Ukraine et de l’urgence de prendre position.

Edwy Plenel est le cofondateur de Mediapart. Il vient de sortir L’épreuve et la contre-épreuve aux éditions Stock, réflexions parallèles, à plus de 20 ans d’intervalle, sur la guerre en Yougoslavie et sur la guerre en Ukraine.

 

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Regards. Qu’est-ce que c’est que le campisme et d’où est-ce que ça vient ?

Edwy Plenel. Le campisme, c’est une façon de voir les questions géopolitiques internationales dans des logiques d’États, donc dans des logiques d’alignement sur des puissances. L’internationalisme, c’est avoir comme boussole la solidarité avec les peuples. Dans les années 50, il fallait être du côté du peuple algérien, mais aussi du côté du peuple hongrois, quand un impérialisme dominateur dans sa zone d’influence mate une révolte. Dans les années 60, nous sommes du côté de la révolution cubaine et en même temps avec le peuple tchécoslovaque, quand il y a l’intervention des troupes du pacte de Varsovie contre le printemps de Prague en 68, alors que Cuba va s’aligner, va être campiste justement. Et ainsi de suite. Donc l’internationalisme, c’est cette idée que le mouvement de l’émancipation, le mouvement ouvrier, le mouvement social, se construit sans frontières dans l’expérience des résistances des peuples et dans le refus d’être happé par ce que nous combattons : l’État, la puissance, la domination, le pouvoir.

 

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De quel « nous » parlez-vous ?

Le « nous » que je réhabilite dans ce livre, c’est ce qu’on a appelé l’opposition de gauche au stalinisme. Le poison des logiques nationalistes, des logiques étatistes, des logiques de pouvoir est venu du stalinisme. Le tournant se fait il y a un siècle exactement, en 1922, c’est le dernier combat de Lénine contre Staline, juste avant que Lénine soit rattrapée par la maladie et devienne impuissant face à ce qu’il se passait – comme Trotski. Ces révolutionnaires de l’origine étaient du côté du droit des peuples à déterminer eux-mêmes leur chemin. Ils n’assumaient pas un nationalisme qui peut produire ensuite des États injustes, un nationalisme d’émancipation, un nationalisme de nations opprimées, un nationalisme de petites nations se libérant d’un impérialisme – évidemment celui des grandes nations. Lénine va se battre contre Staline, dont il va démasquer à l’époque le côté « grand russe », le côté où Staline, au bout de cinq ans de révolution soviétique, gagne en contrôlant le parti, en brutalisant et exterminant toute la génération révolutionnaire et, de l’autre côté, en s’alignant sur l’héritage tsariste. Il reprend la prison des peuples, ce que Marx dénonçait et qu’il voyait dans l’empire tsariste. Cette dimension qui nous saute à la figure aujourd’hui d’un nouvel impérialisme russe est très ancienne. Victor Serge, en 1946, fait un texte sur l’impérialisme russe en expliquant que ce bloc de l’Est que, dans la foulée de la victoire contre le nazisme, l’Union soviétique construit, n’est pas une libération, n’est pas une émancipation, mais est une annexion. Je réhabilite dans ce livre ceux qui ont sauvé des principes. Ils ont été vaincus. C’était une minorité. On a appelé ça le trotskisme parce que Trotsky en est le symbole intellectuel et humain. Mais derrière ça, j’aime bien cette expression – opposition de gauche au stalinisme – , car ce sont des gens qui ont tenu, qui sont restés dans la critique de l’ordre existant. Ils ne se sont pas convertis, n’ont pas capitulé, ils n’ont pas renoncé à lutter contre le capitalisme, mais en même temps ils ont refusé que ce soit au prix de renoncer à l’essentiel : l’exigence de radicalité démocratique, de pluralisme des gauches, de refus des autoritarismes, des verticalismes, du culte de la personnalité, du refus du débat et du crime… En maintenant le cap de ce qui est l’histoire sociale de l’émancipation. Je rappelle que la première expression politique du monde socialiste s’appelle une « internationale ». Cette idée que les dominés n’ont pas de patrie, au sens où ils sont d’abord solidaires de ceux qui sont dominés, opprimés et exploités.

« On ne peut pas combattre Poutine si, ici même, on n’est pas tout à fait exigeant sur les droits fondamentaux, sur les droits sociaux, sur la liberté de la presse, sur le refus que les oligarques contrôlent les médias, sur l’égalité, sur le partage des richesses. L’occasion de ce combat, c’est aussi de dire que le but de guerre n’est pas seulement d’arrêter cette Russie agressive, mais de libérer les énergies démocratiques. »

Est-ce que vous voyez aujourd’hui un espace, des représentants pour cette gauche critique du stalinisme par rapport à la situation ukrainienne ? Et est-ce que vous faites de Jean-Pierre Chevènement et Jean-Luc Mélenchon les héritiers de cette gauche qui n’a pas su être critique de Staline ?

Est-ce qu’il y a un camp internationaliste aujourd’hui ? Bien sûr. Nous aurions dû écouter les Syriens. Si nous les avions écoutés, entendus, nous aurions compris cet impérialisme russe, car c’était le début, en 2015, de la sortie de Poutine de l’espace russophone dans une logique terrifiante où, en compagnie de l’Iran des mollahs, ils ont aidé la pire dictature du monde arabe. De la même manière, il existe du côté de la Russie et de l’Ukraine des gens qui ont appelé les gauches européennes, ont dit « Vous vous trompez, votre antiaméricanisme primaire ne vous fait pas voir qu’il y a cet impérialisme russe. Luttez contre les deux ! » Donc il y a des gens qui se sont tournés dans une logique internationaliste, en appelant les gauches européennes à être au rendez-vous. À part quelques syndicalistes, à part Olivier Besancenot qui a lui-même été là-bas, et d’autres, il y a eu trop peu de mobilisation. Je suis sidéré que, aux universités d’été des mouvements de gauche, il n’y ait pas eu une soirée de solidarité internationale. Ce recul sur le réflexe de solidarité internationale, c’est ça que j’interpelle. L’internationalisme, il est là, il est en pratique.

Jean-Luc Mélenchon a dit des bêtises énormes sur la Syrie et sur l’Ukraine. Au point de dire quelques mois avant qu’il y aurait comme un essentialisme des peuples et que jamais le peuple russe n’est agresseur. En revanche, les anglo-saxons seraient des agresseurs. C’est oublier qu’il y a une longue tradition de mouvement ouvrier américain. Cet aveuglement de Jean-Luc Mélenchon n’a rien à voir avec les autres compromissions. D’abord l’extrême droite, qui est l’allier véritable de Poutine et de son néo-fascisme. L’extrême droite est financée par la Russie du Poutine, elle a la même idéologie identitaire, la même idéologie chrétienne, d’Occident blanc, le même refus du pluralisme et de la diversité. C’est là qu’est le véritable relais. Quant à Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Sarkozy… Il faut comprendre que cet aveuglement français à concerné le pouvoir actuel. La France était parrain des accords de Minsk, elle n’a rien vu venir. Sous Hollande et sous Macron, Poutine a été reçu, alors que la guerre en Ukraine a commencé en 2014. Les projets de Poutine, au-delà des questions militaires, sont écrits noir sur blanc depuis dix ans. La vraie question, c’est pourquoi Macron a loupé son moment churchillien ? La France présidait l’Europe et Macron n’a pas tout de suite été à Kiev. Il a attendu un petit calcul électoral pour y aller avant les législatives. Le président de l’Union européenne, quand un pays européen est envahi et agressé par une grande puissance, se devait d’aller tout de suite à Kiev et d’avoir une gestion politique. Pourquoi je souligne Chevènement et Sarkozy ? D’abord parce que Sarkozy a été totalement en soutien de Poutine. Au cœur de la droite française, il y a eu un alignement poutinien. Quant à Jean-Pierre Chevènement, c’est la contamination de la gauche par le national au détriment du social. C’est la vision du monde dans des logiques de puissance. Jean-Pierre Chevènement a été pendant dix ans – nommé par François Hollande, maintenu par Macron jusqu’à il y a un peu moins d’un an – le représentant spécial de la France pour la Russie. Ce représentant de la France a soutenu l’ensemble des positions de Poutine, considérant que la Crimée est russe, considérant que, au Donbass, il y a des « rattachistes » qui ont le droit de vouloir se rattacher à la Russie. Cet homme, au cœur du pouvoir, est au cœur de toute la décomposition idéologique. Le laboratoire qui produit une décomposition vers l’extrême droite par du chevènementisme. Éric Zemmour a voté Jean-Pierre Chevènement en 2002 et un an avant de se déclarer candidat, il le reçoit dans son émission sur CNews et lui dit « Vous êtes mon modèle ». Qu’est-ce que ça dit ? Non pas que Chevènement serait zemmourien – je ne vais pas faire des amalgames –, juste que Chevènement a représenté la façon dont, à gauche, en France et depuis très longtemps dans son histoire personnelle, le fil à plomb est le national, donc l’envers de l’internationalisme. Il faut essayer de comprendre pourquoi aujourd’hui nous sommes dans cette situation, pourquoi nous avons des gauches, pas seulement en France, qui ont à ce point perdu le rapport de force. Elles l’ont perdu en s’identifiant à l’État, en étant obsédé par le pouvoir et la conquête du pouvoir, donc en ne mobilisant pas, en ne recrutant pas, en n’étant pas ancré dans le réel. Et en oubliant cette logique de l’internationalisme, en tournant le dos à ce que peut apporter l’internationalisme de compréhension du monde et de vigilance à l’égard du monde.

Dans votre livre, vous écrivez : « Alibi de cet attentisme, le souci proclamé de ne pas humilier la Russie témoigne d’un irréalisme indécent quand tout un peuple subit l’humiliation d’une guerre d’agression dont le but proclamé est la négation de son identité nationale, donc de son existence. Campée d’emblée sur cette posture diplomatique, c’est évidemment faire le jeu de l’agresseur que l’on se propose de ménager alors qu’il faudrait d’abord le repousser militairement avant de se poser la question de comment on le traite une fois qu’il sera défait ». Vous pensez donc qu’il faut agir militairement ?

Quand nous étions solidaires du peuple vietnamien face à l’intervention américaine, est-ce qu’on se demandait s’il fallait ou non humilier les États-Unis ? Non, on se posait le problème de soutenir les Vietnamiens pour mettre fin à cette agression. Il y a une agression. D’une violence inouïe. Il faut bien suivre l’idéologie du régime de Poutine – qui est un régime criminel, une bande mafieuse, un enfant monstrueux du stalinisme, du tsarisme et du capitalisme le plus sauvage et le plus mafieux. Son discours de propagande, c’est qu’en face, ce sont des nazis. Alors oui, en face il y a des démocraties qui ne sont pas parfaites, elles ont des oligarques, elles ont des corrompus, mais il y a une société qui s’est réveillée et qui veut faire son chemin. Poutine dit que c’est des nazis, et donc qu’il faut les exterminer. Dénazifier, c’est dés-ukrainiser, c’est-à-dire détruire l’idée même d’une Ukraine. Face à cela, on doit d’abord l’arrêter, en étant solidaire de ceux qui résistent et en étant évidemment solidaire de leur résistance militaire. Il faut bloquer au plus vite, mais il faut bloquer en ayant un but de guerre qui est porteur d’un imaginaire politique, comme pendant la Deuxième guerre mondiale. Mais on ne peut pas combattre Poutine si, ici même, on n’est pas tout à fait exigeant sur les droits fondamentaux, sur les droits sociaux, sur la liberté de la presse, sur le refus que les oligarques contrôlent les médias, sur l’égalité, sur le partage des richesses. L’occasion de ce combat, c’est aussi de dire que le but de guerre n’est pas seulement d’arrêter cette Russie agressive, mais de libérer les énergies démocratiques, les énergies sociales de toutes celles et tous ceux qui se sont dressés contre ça. L’attentisme, c’est ne pas être au rendez-vous des peuples, au rendez-vous de l’urgence. Qui va vous suivre ensuite sur des combats sociaux et démocratiques ? Qui va vous écouter ? Quelle était la maxime préférée de Karl Marx ? « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Cet anti-américanisme pavlovien d’une partie de la gauche est très problématique car, dans l’histoire française, l’anti-américanisme vient de l’extrême droite dans l’entre-deux-guerres. Comment cet anti-américanisme est-il recyclé à gauche ? C’est avec la guerre froide. C’est par le stalinisme justement, comme une sorte d’automatisme. Il y a eu un mouvement ouvrier aux États-Unis et il existe toujours, même s’il n’a pas la même expression, il y a toujours des démocrates radicaux aux États-Unis, il y a toujours une forme d’exigence de libéralisme politique qui existe. L’essentialisation d’un univers contre un autre est un piège.

Il y a un concept qui revient souvent dans votre livre, c’est la notion de vérité. En matière de géopolitique, est-ce vraiment le bon curseur ?

Cette opposition de gauche, de manière très minoritaire et contre tous les ordres établis, a dû en effet gueuler la vérité face à l’immensité du mensonge qui a accompagné le stalinisme. La responsabilité de l’Union soviétique stalinienne dans le massacre de Katyń n’est reconnue officiellement qu’en 1990. Un massacre qui a été commis au moment du pacte germano-soviétique. Il ne faut jamais oublier que la Seconde Guerre mondiale commence par un accord entre Staline et Hitler où il se partagent l’Europe. Le stalinisme a fonctionné sur le règne du mensonge le plus absolu. Ne pas comprendre ça, c’est ne pas prendre la mesure de l’immense chagrin que nous payons encore aujourd’hui où des militants estimables, des militants ouvriers, des militants honnêtes, ont été pris au piège de ce mensonge. Venons-en à la situation d’aujourd’hui : bien sûr que la guerre c’est le moment des propagandes et bien sûr que la première victime de la guerre peut être la vérité. Mais il ne faut pas mettre à égalité les propagandes. Du côté russe, il n’y a plus de droit à l’information. Ils détruisent la vérité. Dans l’autre, bien sûr qu’il y a des propagandes, mais je rappelle la position de George Orwell : nous ne sommes pas dans la même situation. Nous pouvons dénoncer des faits concernant l’armée ukrainienne. Mais ça n’a rien à voir, par exemple, avec notre enquête sur l’ampleur de la pratique du viol par l’armée russe. Mettre à égalité des sociétés où il y a des situations d’oppression, des situations de dictature, des situations de non-droit et des sociétés où il y a des injustices, mais où il y a la possibilité de les dénoncer, c’est une erreur tragique qu’il ne faut pas commettre. La faute à gauche, et depuis trop longtemps, c’est l’indifférence au sort des autres. C’est en étant concerné par le sort des autres que l’on combattra pour nos propres droits. Si l’on ne s’occupe pas des autres, on ouvre la voie aux tenants des inégalités naturelles, des nations supérieures, des cultures supérieures, des civilisations supérieures à d’autres. On met la main dans les logiques de puissance et ces logiques de puissance, il est plus qu’urgent d’en finir. La logique de puissance, c’est elle qui amène à la catastrophe climatique, qui l’accompagne. C’est elle qui amène à la montée de l’extrême droite. Il faut devenir d’abord des pays, des nations en relation avec d’autres, soucieux de la fragilité du monde, de la fragilité du vivant et du lien avec le reste du monde. C’est la seule voie si nous voulons trouver une solution pour échapper à la catastrophe.

 

Propos recueillis par Pablo Pillaud-Vivien

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