L’affaire des 80 milliards
80 milliards de réduction des dépenses publiques et sociales. C’est, a dit Jean-Luc Mélenchon, le programme de super austérité caché d’un éventuel gouvernement Macron/Borne. Cela mérite vérification.
« Arthur, où t’as mis le corps
Qu’on s’est écriés en chœur.
Bah, j’sais pus où j’l’ai foutu, les mecs.
Arthur, réfléchis, nom de d’là
Ça a une certaine importance. »
Boris Vian / Louis Bessieres
Au soir du premier tour des élections législatives, Jean-Luc Mélenchon a appelé à une déferlante au deuxième tour « pour rejeter les projets funestes de M. Macron : la retraite à 65 ans, le travail forcé pour les RSA et la partie cachée de son programme, c’est-à-dire les 80 milliards qu’il comptait retirer du budget de l’État pour parvenir au retour des 3% de déficit qu’il avait promis imprudemment à la Commission Européenne ». « 80 milliards, a-t-il précisé, c’est-à-dire l’équivalent de tout le budget du ministère de l’Intérieur et de tout le ministère de l’Éducation nationale ». « Et, a-t-il encore ajouté, comme nous le savons et comme le bon sens l’indique, il est impossible de retirer une telle somme d’un budget, c’est non seulement ce projet qu’il s’agit de rejeter, mais celui qui va avec, c’est-à-dire l’idée d’une TVA augmentée qui permettrait de le réaliser. »
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La ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher – qui espère rester ministre en ayant renoncé à se présenter à la députation au risque d’être battue – a immédiatement parlé de « fake news »[[RFI, le 12 juin 2022]]. Comme ce débat, pourtant essentiel pour aller voter dimanche prochain et le faire en toute connaissance de cause, n’a attiré l’attention d’aucun décodeur des médias qui se piquent volontiers d’y recourir, je me suis mis à la tâche.
Sérieusement, je décode.
1. Commençons par le plus facile : est-ce que 80 milliards représentent l’équivalent de tout le budget de l’Éducation nationale et de tout le budget de l’Intérieur ? La réponse est oui. En 2022, le budget du ministère de l’Éducation nationale, c’est 57 milliards (non compris les pensions de retraite). Et le budget du ministère de l’Intérieur c’est 21 milliards. Soit, au total, 78 milliards. Nous ne discuterons pas ici de la quantité et de la qualité de ces dépenses. Mais oui, diminuer de 80 milliards le budget de l’État, cela revient à faire des économies légèrement supérieures à la totalité des budgets 2022 des ministères de l’Éducation nationale et de l’Intérieur[[Source : PLF 2022]].
2. Existe-t-il un programme Macron d’évolution des dépenses publiques pour son quinquennat 2022-2027 ? La réponse est oui. Dans le cadre de la coordination des politiques économiques dans l’ensemble de l’Union européenne, les gouvernements des États membres présentent à la Commission, avant la fin du mois d’avril de chaque année un programme de réformes et un programme de stabilité budgétaire pluriannuel visant à prévenir et corriger les déséquilibres. Adopté en Conseil des ministres, le programme de stabilité 2021-2027 a été transmis en avril 2021 à la Commission européenne. L’année suivante, en avril 2022, le gouvernement a transmis un programme de réforme 2022 qui ne revient pas du tout sur ces engagements, malgré le changement de contexte lié notamment à la guerre menée par la Russie en Ukraine. Et le gouvernement provisoire Borne n’a nullement indiqué qu’il comptait modifier cette feuille de route. Cela constitue donc bien le programme Macron en matière de politique budgétaire pour les cinq prochaines années.
3. Ce programme est-il caché ? La réponse est non… et oui. Non il n’est pas caché, au sens où chacun peut en prendre connaissance sur le site de la Direction Générale du Trésor et sur celui de la Commission européenne. Et, à l’époque, quelques économistes en avaient rendu compte et quelques journalistes attentifs comme Christian Chavagneux d’Alternatives économiques avaient tiré la sonnette d’alarme.
Mais oui, il est caché, puisqu’il n’a jamais été évoqué par Emmanuel Macron durant la campagne présidentielle, ni par sa Première ministre ou par son ministre de l’Économie durant la campagne des élections législatives. Le Président-candidat a piqué le mot planification écologique, inscrit la retraite à 65 ans et le travail forcé et sous payé pour les RSA. Et il prévoit aussi une nouvelle baisse des impôts payés par les entreprises et la suppression de la redevance télé. Mais, comme l’analyse Ellen Salvi, Emmanuel Macron et les siens font pour l’essentiel campagne dans « un mélange d’autosatisfaction, de bavardages creux et d’attaques frontales envers un adversaire désigné, qu’elles transforment pour l’occasion en épouvantail ». Dès lors le programme Macron concernant les dépenses publiques et déposé à la Commission européenne a été mis sous le boisseau. Et pourtant c’est bien entendu ce programme qu’ils veulent mettre en œuvre puisqu’ils n’ont rien changé à leurs engagements et qu’ils ne sauraient désobéir aux traités.
4. Ce programme prévoit-il de retirer 80 milliards du budget ? La réponse est oui, au minimum, mais pour l’ensemble des dépenses publiques. Ce qui inclut outre le budget de l’État, les dépenses des collectivités publiques territoriales et la protection sociale obligatoire. Le Programme de stabilité transmis en avril 2021 prévoit en effet une baisse des dépenses publiques rapporté au PIB de 3 points entre 2023 et 2027. Et trois points de PIB cela fait 75 Milliards d’Euros d’aujourd’hui. Une autre façon de calculer consiste à comparer l’évolution tendancielle des dépenses publiques en volume et l’évolution prévue dans le programme de stabilité. Cela mesure l’ampleur des économies à réaliser ou, comme le dit Jean-Luc Mélenchon, l’ampleur des sommes à retirer du budget. Dans la note publiée en juin 2021, sur le site FIPECO, l’économiste François Ecalle a calculé que les économies à réaliser sur cinq ans seraient de 60 milliards. Mais c’était sans compter le plan d’urgence et le plan de relance. Dans une note de l’Institut Montaigne publiée en janvier 2022, en partant de la même méthode et en incluant les mesures de relance, François Ecalle évaluait à 15 milliards d’euros (en euros de 2020) les économies à trouver chaque année en moyenne, « soit un total de l’ordre de 70 milliards d’euros (en euros de 2020) sur l’ensemble de la période ». Ou dit autrement, en 2027 il faudra avoir retirer de l’ordre de 70 milliards du budget de l’État et des autres dépenses publiques. À quoi s’ajouteraient les nouvelles baisses d’impôt inscrites dans le programme Macron, soit 7,5 milliards d’impôts sur les entreprises et 3,5 milliards de suppression de la redevance. Et à quoi il faut encore ajouter le fait que le plan remis en 2021 à la Commission tablait sur un déficit des finances publiques de 5,3% en 2022. Il sera plus élevé compte tenu de la croissance quasi nulle ou négative durant l’année et compte tenu de la politique de l’utilisation massive et pourtant largement inefficace des dépenses publiques pour faire face à l’inflation. Le futur gouvernement devra rapidement adresser à Bruxelles une nouvelle feuille de route pour les finances publiques.
Si le vote de dimanche prochain permettait le maintien du gouvernement Borne (avec ou sans appoint du coté de Républicains ou de la Hollandie), c’est donc bien plus de 80 milliards qui seront retirées aux dépenses publiques dans les cinq prochaines années pour essayer de réduire à 3% le déficit public.
5. Faute d’arriver à réaliser de telles coupes dans les dépenses, le programme d’Emmanuel Macron prévoit-il une TVA augmentée pour remplir les caisses de l’État ? La réponse est : je ne sais pas. Je ne l’ai lu nulle part. Mais cela ne veut pas dire que le projet n’existe pas ou qu’il n’est pas en train de mûrir dans les cabinets ministériels ou de conseils gouvernementaux. Et surtout, même sans cela, les autres mesures pour essayer de retirer au moins 80 milliards d’euros aux dépenses publiques en 5 ans seront désastreuses. Dans sa note FIPECO, François Ecalle donnait en juin 2021 quelques exemples d’économie permettant de respecter le programme de stabilité d’ici 2027.
Cela donne une idée de ce que signifie le programme caché de Macron pour les retraités, les fonctionnaires, l’hôpital et la santé, l’éducation, les services publics locaux, la culture… Mais cela ne s’arrête pas là. Le désastre économique, social et écologique serait général. Car, face aux urgences de l’écologie, des inégalités, du droit à l’emploi et de la guerre en Europe, on ne saurait soumettre les dépenses publiques et les impôts à une politique de l’offre qui resterait dictée par les lois de la rentabilité et du marché.
Comme le disent les économistes qui soutiennent le programme de la NUPES aux législatives, la reconstruction sociale et économique du pays nécessite « une remobilisation de la puissance publique et la construction d’un projet productif à long terme, compatible avec le respect de la biosphère ».