La révolution doit commencer dans un théâtre 

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Dissocier l’histoire de l’art et l’histoire du monde est une impasse qui nuit à la compréhension de l’art et du monde. Réunir les deux au présent, sans hiérarchie, est un enjeu démocratique de la plus haute importance.

Pour Pierre Bourdieu, qui se fit aussi, les dernières années de sa vie, brillant historien de l’art, le peintre Édouard Manet aurait réussi une révolution symbolique au milieu du XIXe siècle. Sa proposition esthétique (pensez au « Déjeuner sur l’herbe », notamment) subvertissait les structures et les catégories anciennes et accomplissait un nouvel ordre symbolique qui se mut ensuite, pour des générations entières d’artistes qui lui succédèrent, en une évidence.

Le sociologue est catégorique : la force principale de l’œuvre du peintre, c’est qu’elle menace l’institution – à la fois prise comme histoire et comme organisation de la société. Et Pierre Bourdieu est très fort quand il octroie à cette révolution symbolique une puissance qui dépasse le strict champ artistique : par homologie, elle peut potentiellement avoir des conséquences politiques. Sauf que, comme l’explique bien le politiste Christophe Voilliot, hormis la reprise de quelques concepts comme celui de la sincérité, utilisé à la fois par la nouvelle génération de peintres et par les jurisconsultes désireux de disqualifier les différentes formes de pression exercées sur les électeurs, on ne peut pas dire que les transferts art-politique dans les années 1860-1880 furent légion.

L’art de la révolte, l’art pour la révolte

Autre temps, autre lieu : la seule chorégraphe femme des Ballets russes (une grande compagnie pétersbourgeoise du début du siècle, qui vit l’avènement de Vaslav Nijinski notamment), Bronislava Nijinska, crée en 1928 une performance sur le fameux « Boléro » de Maurice Ravel. Vous allez me dire : c’est quoi le rapport ? Eh bien Nijinska donne à sa puissante proposition dansée un mouvement éminemment politique : celui de la révolte. En opposition franche et parfois dérangeante avec la martialité de la musique qui, dès l’époque, fut un succès mondial, la chorégraphe présente un moment suspendu de liberté absolue du corps.

La sensualité joyeuse qu’elle développe fit l’effet d’un choc esthétique dont elle inscrivit clairement l’intention dans la résistance à un ordre quasi-militaire établi. Cela se ressent lorsqu’on voit la pièce – parfois reprise aujourd’hui, notamment par le danseur François Chaignaud, dirigé par la plus historienne des chorégraphes contemporaines, Dominique Brun. Le problème étant le suivant : cette révolte dont le performeur nous propose l’expérience, n’est-elle que pour lui-même, acteur sur la scène, ou peut-elle emporter aussi les spectateurs ? Mieux : peut-elle emporter toute une société ?

C’est justement cette question que s’est posée le réalisateur Nans Laborde-Jourdàa qui, dans un court-métrage multiprimé, notamment au Festival de Cannes de 2023, intitulé Boléro, met en scène une danse tripale qui, depuis les toilettes d’un supermarché d’un village pyrénéen, finit par initier une révolution. Le dispositif est simple et le parcours narratif tout autant : des spectateurs d’une performance impromptue dans un lieu de tous les jours font corps et esprit avec un artiste et décident, sans mot dire, comme dans un spasme collectif, de faire l’amour partout et tout le temps, de préparer des cocktails Molotov et de mettre le feu aux commerces.

On comprend parfaitement le fantasme de l’auteur de ce conte cinématographique : l’art de la révolte, l’art pour la révolte. Mais en a-t-on seulement déjà vu le début du commencement ? Le corps souvent pluriel d’une œuvre a-t-il déjà pu faire résonner autre chose que le corps singulier du spectateur ? Autrement dit, si à la vue d’une création, le spectateur peut ressentir des émotions et être traversé de réflexions, parfois même de façon collective, la question qui se pose est la suivante : dans quelle mesure les spectateurs sont-ils collectivement capables de transporter, à l’extérieur de la salle de cinéma, de théâtre, de concert ou d’exposition, ce qu’ils y ont vécu ?

L’art est un monde, l’art est le monde

La musique adoucit les mœurs autant qu’elle peut les exciter ; le cinéma et le théâtre donnent à voir une certaine réalité du monde ; la littérature nous raconte des histoires qui nous permettent de nous échapper de notre quotidien ou, au contraire, nous y plongent très profondément ; les tableaux et les sculptures peuvent nous émouvoir aux larmes… Tous ces poncifs sont aussi justes qu’insuffisants. Car ils relèguent l’art au second plan, ne le placent pas dans une nécessité absolue d’existence, ne l’instituent pas dans la centralité commune qu’il pourrait ou devrait avoir. L’erreur serait d’abord de croire que l’art et ses œuvres ont à voir avec le monde. Non : l’art est un monde, l’art est le monde. Avec un paradoxe : l’art manque trop souvent à l’appel quand les sociétés se mettent en ébullition, quand les dynamiques populaires et politiques se constituent.

Si l’objectif est de ne plus dissocier le spectateur du citoyen, il convient néanmoins de dissocier, une fois n’est pas coutume, celles et ceux qui font l’art de leurs œuvres. Car, bien évidemment, des artistes s’engagent : ils sont inscrits, comme de nombreuses autres personnes, dans des luttes et signent des pétitions (certains s’en font même une spécialité). Mais il n’en demeure pas moins que les ruptures et les résistances de l’art en soi sont trop souvent circonscrites à son strict champ. N’appelle-t-on pas révolutions, en art, des moments de bascule pour l’histoire de l’art davantage que pour l’histoire du monde ?

Bien sûr, les évolutions des sociétés, les grandes problématiques et les mouvements dynamiques des peuples ne sont pas sans rapport avec ce qui se passe dans son champ. Mais leur interpénétrabilité reste souvent superficielle : l’état du monde alimente l’art qui, en retour, interroge la société. Parfois, ils résonnent au diapason. Au mieux, l’art livre une grille de lecture sensible du monde et accompagne ses métamorphoses. Nos imaginaires sont ainsi pétris par les représentations des artistes : les plus populistes et les plus paresseux viennent souligner des aspects de nos vies que l’on croit déjà connaître, quand les plus téméraires et les plus audacieux proposent des regards de biais et des constructions plus complexes qui ne manquent pas d’interloquer. Dont acte. Mais tout cela pour aller où ?

Pourquoi le mouvement des Gilets jaunes de 2018 n’a-t-il pas commencé dans les théâtres, les cinémas et les salles de concert ? Pourquoi les lieux choisis par celles et ceux qui ont décidé collectivement d’opposer une résistance à l’ordre tel qu’il entendait être établi par le pouvoir en place ont été le rond-point et la rue, et pas les espaces de l’art ? Certes, le Théâtre de l’Odéon à Paris a été occupé quelques semaines par des Gilets jaunes et des intermittents revendicatifs, mais cela est resté anecdotique quoique hautement symbolique. Certes, des films ont été produits et des récits couchés sur le papier, mais dans une temporalité qui ne fut pas celle de la lutte.

Des quantités très importantes de textes, sur Facebook, sur des pancartes, dans des réunions, ont cependant été produites, et certains revendiquaient leur caractère artistique. De même, des chansons ont accompagné le mouvement, notamment celle qui nous a fait reprendre : « On est là, on est là, même si Macron ne veut pas, nous on est là, pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur, même si Macron ne veut pas, nous on est là. » Seulement, ces productions, germées dans le terreau si fertile de ce mouvement, si elles interrogeaient la situation politique du moment, n’entendaient pas questionner ou même s’inscrire dans l’histoire spécifique de l’art, ce qui, de facto, excluait que l’on puisse les situer dans ce champ.

L’art à l’avant-garde du monde

Le monde de l’art ne peut être un monde clos. Son homogénéité avec la société tout entière doit être totale pour pouvoir continuer à justifier de son existence. Si Jacques Attali et Jean-Luc Mélenchon s’accordent à dire que prendre le temps pour déjeuner est un acte de résistance car, ce faisant, on s’opposerait à un espace-temps imposé par le capitalisme, il ne peut en être de même de l’art : intrinsèquement, produire une œuvre ne suffit pas à résister à quoi que ce soit. Il faudrait même, pour tout dire, prendre le problème à l’envers : comment faire pour que les prochains mouvements de la société, à l’instar de #MeToo, trouvent leur origine dans l’art ?

Évidemment, il ne s’agit pas d’orienter l’art pour que là soit son seul objectif, mais que certains s’en soucient véritablement. Cela répondrait entre autres à cette vieille obsession légitime de démocratisation de l’art et de diversification de ses publics (périphrase pudique pour parler du désembourgeoisement d’une certaine culture élitiste de l’art). Pour le dire brutalement, il n’est pas admissible que tout le monde se sente à l’aise dans un centre commercial et pas dans un musée, dans un théâtre ou dans un cinéma.

L’art comme lieu du sacré d’André Malraux ou le « tous créateurs » de Jack Lang méritent d’être critiqués à la hauteur de la puissance de la proposition qu’ils ont introduite. Mais pour cela, il faut réactiver, dans la société, les dynamiques susceptibles de porter de telles ambitions pour l’art et pour le monde : l’avant-garde artistique ne doit l’être que dans le champ de l’art car l’âme des artistes, comme le disait le philosophe Henri Bergson, vibre continuellement à l’unisson de la nature, c’est-à-dire du monde et de nous-mêmes.

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7 commentaires

  1. Magnus le 11 juillet 2024 à 20:38

    « il n’est pas admissible que tout le monde se sente à l’aise dans un centre commercial »

    Je ne crois pas être le seul à ne pas me sentir à l’aise dans un centre commercial.

    Notre société capitaliste fait vivre l’illusion que « tout le monde se sente à l’aise dans un centre commercial ». On met de la musique, on fait ceci et cela pour banaliser la chose.

    MAIS en réalité, un centre commercial n’a rien d’anodin.

    Au fond, nous sommes sans doute assez nombreux de ne pas VRAIMENT nous sentir à l’aise dans un centre commercial.

    Un centre commercial, c’est une mise en scène. Ça fait partie d’une façon de nouer un lien entre l’inconscient et le capitalisme. Les publicités qu’on voit partout, à la télé, au centre commercial, y participent.

    Augmenter la présence de lieux publics sert aussi cela : renforcer une autre logique que celle du capitalisme, construire un autre monde où entre autres l’art soit plus central.

    « Pourquoi les lieux choisis par celles et ceux qui ont décidé collectivement d’opposer une résistance à l’ordre tel qu’il entendait être établi par le pouvoir en place ont été le rond-point et la rue, et pas les espaces de l’art ? »

    Pour une des raisons que les Gilets Jaunes ont vu le jour : la désertification de la campagne en ce qui concerne services publics etc. s’est fait avec une accentuation de la logique capitaliste. Cette logique isole. Une société de plus en plus atomisée sous l’emprise de la logique capitaliste ne fait que marginaliser l’art.

    De manière le capitalisme dénature : il dénature la démocratie, il dénature l’art, il dénature…

    • Magnus le 11 juillet 2024 à 21:05

      Du coup, pour répondre au titre « La révolution doit commencer dans un théâtre  » :

      Il est peu probable que c’est là qu’elle va commencer, car au fur et à mesure que la logique capitaliste fait ses dégâts, l’espace pour une révolution avec un théâtre comme point de départ diminue.

      Si le capitalisme contient en lui-même les germes de sa propre destruction, on ne peut pas exclure qu’une révolution se passera justement à partir de son coeur, c’est à dire un centre commercial par exemple. Mais pourquoi pas en faisant de ce centre un théâtre ? 😉

    • bouric le 12 juillet 2024 à 15:09

      Alors moi, c’est sûr, je ne me sens pas du tout à l’aise dans un centre commercial ! Et j’avais compris que les Gilets Jaunes bloquaient les giratoires – improprement rebaptisés « ronds-points » -, précisément parce qu’ils étaient les points de passages obligés et omniprésents de tous les flux de marchandises … Donc, en amont des centres commerciaux : bloquer les ronds-points revient à vider les centres commerciaux. Pourquoi confiner l’art dans un théâtre quand il est partout à sa place ?

  2. Carlos_H le 11 juillet 2024 à 22:39

    Oooohhh.. subversion ou subvention, il faut choisir! lol

    • Magnus le 11 juillet 2024 à 22:59

      :))

  3. lasbleiz le 12 juillet 2024 à 13:11

    Sortir l ‘art des musées était une revendication de la commune et je vous recommande de Kristin Ross: l’imaginaire de la commune à la fabrique.. actuellement, un mouvement activiste, à l’image des dadas d’il y a un siècle , remet en question la musée capté par le public bourgeois, avec des jets de peinture sur les toiles sacralisées de ces musées. Pour ce que j’en connais, la critique de l’art par Bourdieu trouve sa limite quand elle ne remet pas réellement en question les catégories bourgeoise l’art (il admet d’ailleurs que Manet n’a pu être révolutionnaire que parce qu’il avait une confiance de grand bourgeois en son travail. Je pense que tout art révolutionnaire doit s’appuyer sur une critique de la spécialisation capitaliste du travail (y compris artistique) et une réinterrogation des rapports de l’art et de l’artisanat.

  4. Mano le 12 juillet 2024 à 15:07

    « C’est l’action qui change le monde, le théâtre est juste un moyen de le comprendre. »
    Thomas Ostermeier

    Édouard Louis : […] L’art se fait dans une forme de colère contre l’art et pas quand il sert d’instrument de contentement de soi pour les classes dominantes.
    Ken Loach : C’est tellement important ! […] L’art doit être subversif. Si vous n’avez pas unniveau de colère suffisant en vous, il vaut mieux rester chez soi, n’est ce pas ?
    Édouard Louis : Oui !
    ( extrait de « Dialogue sur l’art et la politique » )

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