TRIBUNE. Un si long dimanche de présidentielle…
Dans un texte plein de colère mais aussi d’espoir, l’anthropologue Alain Bertho revient sur les enjeux de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle.
Je vais voter Macron avec rage. Je ne ferai aucune leçon de morale à celles et ceux qui ont trop de colère ou de désespoir pour le faire, parce que je peux les comprendre. L’esprit de boutique, et l’ivresse identitaire ont pris délibérément le risque de nous laisser choisir entre la peste et le choléra. Je ne leur pardonnerai pas.
J’ai longtemps été membre d’un parti. Si je n’ai jamais considéré le vote comme un devoir, j’ai longtemps associé cet acte à une affirmation collective et à une stratégie de longue haleine. Il avait à la fois une dimension identitaire et une dimension culturelle. Pour moi comme pour des millions de gens, ce temps est révolu. Toutes les candidatures qui ne l’ont pas compris ont payé cash ce décalage avec leur temps.
Depuis quinze ans, le vote ne s’impose à moi que dans son utilité politique immédiate. C’est pourquoi je n’ai voté ni au premier tour de l’élection de 2017, ni au second, ni aux régionales, ni aux européennes.
En 2022, le fascisme est aux portes du pouvoir.
Il n’y avait qu’une façon de tenter de l’arrêter au premier tour, c’était le vote pour l’Union populaire. C’était la seule utilité politique du vote du 10 avril.
Nous savons tous qu’il n’y a qu’une seule façon de tenter de l’arrêter le 24 avril : empêcher que Marine Le Pen n’obtienne la majorité absolue des suffrages exprimés. Ni le vote blanc (qui ne compte pour rien) ni l’abstention, n’éviteront la catastrophe. Au Brésil en 2018, dans un pays où le vote est pourtant obligatoire, il y a eu 22% d’abstention au second tour (plus qu’au premier) et 8.608.105 votes blancs et nuls (6%). Bolsonaro a été élu contre un Parti des Travailleurs déconsidéré.
Le rejet de Macron est bien plus fort en France en 2022 que celui qui touchait alors le Parti des Travailleurs de Lula. Voter pour lui, et même voter tout court, est très compliqué pour des millions de femmes et d’hommes qui ont subi durant cinq année la dévastation de leur vie, la casse de leurs droits, la destruction des services publics, la violence policière, la haine raciste et islamophobe, le mensonge public.
Je les comprends et je ne leur ferai surtout pas la leçon.
Celles et ceux qui ont pensé que le réflexe antifasciste au second tour serait suffisant, celles et ceux qui pensent en être quittes avec un « appel » à faire barrage et au vote Macron sont des irresponsables. La politique n’est pas un concours de posture. Il ne suffit pas de se faire photographier à Odessa et d’écrire Liberté Égalité Fraternité sur une barricade pour arrêter les bombardements russes.
Je vais voter Macron avec rage parce que ces irresponsables stratèges qui n’ont subi dans leur vie personnelle ni la casse de leurs droits, ni la dévastations des service publics, ni la violence policière, ni la haine raciste et islamophobe, nous ont conduit au bord du précipice.
Je vais voter Macron parce que moi, universitaire, je ne l’ai pas beaucoup subi dans ma chair. Je peux surmonter ma haine pour tenter d’éviter que celles et ceux que je côtoie dans ma ville de Saint-Denis, les camarades de classe de mes petits-enfants, leurs familles, mes voisins, mes amis militants associatifs et syndicalistes ne subissent bien pire encore. Pour tenter d’éviter que ce pays ne devienne un enfer pour les plus fragiles et les plus stigmatisés.
Je vais devoir voter Macron car le fascisme est là
Le fascisme, c’est le lynchage collectif devenu principe d’unité nationale. Ce fascisme est là dans le programme de Marine Le Pen : fascisme de la discrimination raciale, fascisme de la ségrégation, de la mise en pièce de l’État de Droit.
Ce fascisme est aujourd’hui une option pour une partie des classes dominantes face à l’impossibilité de construire du consentement démocratique à leur politique de dévastation sociale.
Ce fascisme peut l’emporter par défaut le 24 avril.
Face à ce lui, il nous faut réfuter ici tous les optimismes de la résistance.
Pouvons-nous vraiment compter sur une résistance des institutions ? D’une police déjà largement acquise et à laquelle il est prévu d’accorder la présomption de légitime défense ? D’une justice pour le moins divisée ? D’une constitution toujours amendable ?
Pouvons nous compter sur un sursaut électoral aux législatives ? Il y a aujourd’hui la potentialité d’une majorité politique pour Marine Le Pen, de Zemmour à Ciotti, des électeurs de Pécresse à une partie du Macronisme. Dans le passé, le fascisme a toujours su manipuler les réflexes de survie du personnel politique conservateur et construire, dans un premier temps, des majorités de coalition. Les conditions sont réunies pour le faire en France.
Pouvons-nous compter sérieusement sur une résistance du « quatrième pouvoir » quand on sait la puissance d’ores et déjà acquise en son sein par la finance autoritaire dont Bolloré est un des noms.
Pouvons-nous compter sur un sursaut politique de la gauche dans son ensemble pour faire front ? On peut l’espérer mais sans trop d’illusion. Cette dernière décennie a été marquée par un déferlement d’abandons tant sur le front social que celui des libertés et de l’antiracisme de la part d’une gauche en quête de respectabilité économique, sécuritaire et islamophobe. Quand une partie de cette gauche n’a pas tout simplement anticipé des appels au coup de force : l’appel des militaires du 21 avril 2021 a repris les termes mêmes du « Manifeste des cent », véritable appel à l’inquisition universitaire, du 31 octobre 2020.
Je vais devoir voter Macron et je ne vous le pardonnerai pas
Cette situation politique ne sort pas de rien. Elle est le fruit d’une expérience : celle de la continuité de casse sociale et d’État liberticide durant trois quinquennats successifs.
Est-il exagéré de dire que de la droite sarkozyste au ni gauche ni gauche macroniste en passant par la gauche hollandiste, la violence sociale et politique du pouvoir est allée crescendo ?
Est-il exagéré de dire que cette continuité est revendiquée par ces acteurs mêmes entre un ancien président englué dans les affaires judiciaires et un autre qui a nourri le macronisme en son sein ?
Cette situation nous la connaissions avant le 10 avril. Ce jour-là, l’inéluctable est arrivé. Le duel souhaité par le pouvoir va avoir lieu. Mais n’était-il souhaité que par lui ?
La promptitude de certains appels à voter sans condition pour le Président éborgneur, liberticide, liquidateur des services publics et de l’État, pourfendeur de la vie de « ceux qui ne sont rien », nous met la puce à l’oreille.
A l’évidence, celle qui est devenue l’administratrice judiciaire de la faillite socialiste, le communiste devenu le Valls passeur idéologique du PCF et le candidat d’un parti qui ressemble depuis des années à une agence de recrutement de ministres ni de gauche ni droite attendaient ce résultat plus qu’ils ne le craignaient. Et le préparaient par des diatribes plus souvent dirigées contre Jean Luc Mélenchon que contre le danger d’extrême droite.
Leurs mines déconfites n’étaient pas dues à la crainte du second tour et au coût de leur stratégie pour le pays, mais au coût financier et politique de ce premier tour pour leurs formations respectives.
On comprend a posteriori pourquoi l’unité des gauches en amont n’était pas possible. Les trois partis avec lesquels cette unité était envisageable sont restés à distance du mouvement des gilets jaunes, ont émis réticences, voire condamnations, à l’encontre de la marche contre l’islamophobie, ont cultivé au mieux l’ambiguïté vis-à-vis de la loi séparatisme, ont participé à la manifestation du 19 mai 2021 appelée par Alliance.
Ces trois appareils englués dans les rivalités internes, ayant à gérer une implantation électorale et à assurer des réélections, ont été plus sensibles à l’air du temps qu’à l’air des luttes, plus formatés à l’agenda institutionnel qu’à l’inventivité des mobilisations.
Il ne s’agit donc pas là de nuances surmontables sur la définition de la laïcité, mais de désaccords profonds sur les combats des plus démunis et des plus stigmatisés, sur les libertés les plus fondamentales. Il s’agit de capitulations en rase campagne sur des terrains essentiels de la résistance à la fascisation en cours.
Pire, ces désertions ont été portées comme des drapeaux. Chaque semaine de campagne nous a apporté un dérapage supplémentaire du candidat du PCF. Dérapage de langage (sur les musulmans risquant d’être renvoyés chez eux) ou dérapage de fond (sur le wokisme, sur la « frange radicalisée des quartiers périphériques »), l’accumulation a fini par faire sens : pour Fabien Roussel et son équipe de campagne, la politique populaire se devait d’être franchouillarde, hostile aux luttes autonomes des dominé.e.s contre les dominations. Certaines et certains diraient blanche et paternaliste, voire coloniale.
Pour ces appareils, l’accession de Mélenchon au second tour était une perspective mortelle contre laquelle ils se sont, chacun à sa façon, arcboutés, privilégiant leur survie aux urgences politiques de l’heure, et leur propre avenir à celui du pays.
Je vais pouvoir voter Macron car une force de résistance s’esquisse
Je vais voter Macron non parce que ces pompiers pyromanes appellent à voter Macron à corps et à cris, mais parce qu’il y a eu la dynamique de l’Union populaire.
Rien ne le laissait présager il y a quelques mois.
Les campagnes précédentes du candidat Mélenchon ont vu se succéder des dispositifs politiques et des récits très différents. La campagne du Front de gauche en 2012 a montré la capacité du tribun à fédérer les thématiques, les imaginaires et les lexiques des composantes d’une gauche de gauche encore très marquée par son passé récent, réticente à faire émerger une radicalité plus contemporaine. La campagne insoumise de 2017 a allié une stratégie très marquée par le « populisme de gauche » alors en vogue et un républicanisme peu disposé à comprendre les ravages d’une laïcité islamophobe en plein développement. La révolution par les urnes détaillée lors du grand discours de Mélenchon du 18 mars 2017 place de la République devait tout résoudre dans la refondation démocratique. La suite du succès électoral a montré que l’insoumission ne s’était pas débarrassée des logiques boutiquières en matière électorale. On en connait les effets dévastateurs aux législatives comme aux élections locales.
A Saint-Denis en 2020, une liste associant largement des militants associatifs, des femmes et des hommes issu.e.s des quartiers a été promue par la France Insoumise. Une vraie dynamique s’est engagée, ancrée dans ces quartiers. Elle aurait pu éviter que le discrédit de l’équipe sortante (PCF) ne favorise un hold-up électoral socialiste. Mais la méfiance de certains militants insoumis vis-à-vis de ces femmes et de ces hommes, leur volonté d’instrumentalisation, leur façon de promouvoir un affichage et de refuser tout partage de responsabilités ont fait des dégâts considérables. L’expérience a tourné court. Arrivée troisième, la liste n’a ni fusionné avec les sortants, ni participé au second tour. Les socialistes se sont installés à la mairie avec la ferme intention de gentrifier cette ville pauvre et solidaire.
Celles et ceux (dont je suis) qui ont été confrontés de près aux travers de la France Insoumise ont d’abord regardé avec méfiance le lancement de l’Unité populaire. Force est de constater que cette ultime métamorphose a été une bonne surprise. Mélenchon saison 3 est apparu d’emblée comme un pôle de résistance salutaire sur trois points : la résistance à l’État policier, la résistance au racisme et surtout à l’islamophobie (deux points essentiels du processus de fascisation) et la construction d’un projet authentiquement social et écologique aussi radical que crédible.
Cette clarté politique s’est construite sur deux ans : participation à la marche contre l’islamophobie le 10 novembre 2019, refus de la loi « séparatisme » par le seul vote négatif unanime de groupe à l’Assemblée nationale en février 2021, refus de participer à la manifestation de policier initiée par Alliance le 19 mai 2021…
Par ailleurs, le casse-tête du lien entre les luttes et la politique, serpent de mer des réflexions militantes depuis des décennies, a trouvé une esquisse temporaire de résolution : le « parlement de l’Union populaire », constellation de militantes et militants, d’artistes, d’intellectuels engagés dans les luttes les plus diverses et les plus contemporaines.
Certes, l’initiative de soutien à Mélenchon organisée le 30 mars cité Franc Moisin à Saint-Denis aurait sans doute été encore plus massive sans les traces laissées par l’aventure hasardeuse des municipales de 2020. Mais des liens se sont renoués. Le vote Mélenchon dans les cités de ce type est apparu comme le seul vote de résistance pour des femmes et des hommes méprisés, discriminés, violentés au quotidien dans l’indifférence, voire la complicité d’une bonne partie du monde politique de gauche.
Premier vote de la jeunesse, raz de marée dans les colonies et les villes populaires, remontée visible de la participation dans des quartiers qu’on attendaient pas : cette nouvelle consistance de la subjectivité politique, cette nouvelle résonance d’enjeux institutionnels chez des femmes et des hommes maltraité.e.s par les gouvernements successifs est sans doute l’événement du 10 avril.
Cette fermeté des principes et cette inclusivité ont à coup sûr assuré son succès et la diversité des soutiens qui se sont accumulés jusqu’à la dernière minute : de Ségolène Royal à Houria Bouteldja, de Cyril Dion aux réseaux de militants historiques des quartiers populaires, des universitaires à Priscilla Ludosky, une des initiatrices du mouvement des Gilets jaunes, de Caroline de Hass au rappeur Médine.
Un pôle de résistance politique est possible comme le quinquennat qui s’achève n’en a pas connu. Il porte le contre récit qui nous a tant manqué : à la fois radical, rassemblé, clair et crédible dans ses perspectives.
Un long dimanche d’avril
Il sera long ce dimanche 24 avril. Les heures vont s’égrainer dans l’angoisse d’un résultat qui n’ouvrira comme perspective que la résistance.
D’ici là, pouvons-nous au moins nous atteler à dissuader celles et ceux qui seraient tentés de faire barrage… à Macron.
D’ici là, pouvons-nous au moins rappeler que le fascisme est souvent un voyage sans billet de retour pacifique.
D’ici là, j’expliquerai à celles et ceux qui voudront l’entendre que je voterai Macron parce le premier tour prépare les conditions d’une résistance plus déterminée à un nouveau quinquennat du représentant de la finance autoritaire.
Nous saurons bientôt si les fameux « jours heureux » auront le goût du sang et des larmes.
Quant à vous, les donneurs de leçon de l’antifascisme de salon, vous qui avez dénoncé les Gilets jaunes, fustigé le communautarisme des opprimés, insulté les femmes voilées, condamné des réunions non mixtes, laissé passer la loi séparatisme, sous-estimé la violence de l’État macroniste, manifesté avec la police, votez et surtout taisez-vous !
C’est la seule chose utile qu’il vous reste à faire.