Algérie : « En 2 ans, Tebboune a dressé plus de citoyens contre lui que Bouteflika en 20 ans »
A la veille de l’anniversaire de la signature des accords de cessez-le-feu d’Evian qui ouvraient la voie à l’indépendance de l’Algérie, Yacine Teguia, producteur de cinéma et cadre du Mouvement démocratique et social, est l’invité de #LaMidinale.
UNE MIDINALE À VOIR…
ET À LIRE…
Sur la paix entre la France et l’Algérie
« Dans les années 90, l’Algérie a renoué avec la violence. »
« On a trop souvent fait un parallèle entre la guerre d’Algérie et les violences qui étaient commises par les groupes islamistes en Algérie contre la société. »
« On a trop fait le parallèle entre l’armée nationale populaire algérienne et le rôle qu’a pu jouer l’armée française. »
« On peut considérer aujourd’hui que l’Algérie est un pays relativement stable du point de vue de la violence même s’il existe encore quelques violences épisodiques. »
« Malheureusement, le terrorisme frappe encore de nombreux pays et la France en a été victime en 2015 avec des attentats sanglants. Je pense qu’en Algérie aujourd’hui, on a dépassé ce genre de chose. »
Sur ce que commémorent les Algériens
« Assez curieusement, on a l’impression que le pouvoir algérien a oublié que nous étions l’année du soixantième anniversaire de l’indépendance. »
« Officiellement, le 19 mars – date du cessez-le-feu – est une date célébrée en Algérie. »
« On a l’impression que le pouvoir ne prépare en rien la commémoration officielle, comme s’il se sentait lui-même illégitime à célébrer face à un mouvement populaire, le Hirak qui a émergé en 2019 et qui voulait articuler souveraineté nationale et souveraineté populaire là où le pouvoir semble lui-même les opposer. »
« Il y a encore un sujet de conflit entre les algériens et le pouvoir autour de cette mémoire. »
« Les Algériens ont l’impression qu’on leur a volé cette mémoire et qu’on ment sur l’écriture de leur histoire. »
« J’ai le sentiment que les Algériens n’attendent pas nécessairement des commémorations officielles mais par des initiatives citoyennes jusqu’à des créations théâtrales, des ouvrages d’historiens ou de témoignages, voire des expositions. »
Sur commémoration contre célébration
« La sémantique est révélatrice de l’approche que l’on a de ce moment-là de l’histoire. Certains ont encore des difficultés à le célébrer. »
« Le chômage, l’inflation à deux chiffres : on est devant des problèmes considérables et on imagine difficilement, dans ce contexte, organiser une célébration. »
« Le pouvoir français a fait avancer considérablement les choses dans les relations entre la France et l’Algérie, la démarche française reste encore empreinte – non plus du poids du passé – mais des considérations présentes et à venir. Ces considérations pèsent lourdement en ce moment de reconfiguration géostratégique à l’échelle mondiale – et régionale d’abord. La françafrique est en train d’être très sérieusement remise en cause. »
« Le conflit en Ukraine nous montre bien que les relations internationales, l’architecture de ces relations, est en train d’être revue à l’échelle mondiale et je pense que ces deux phénomènes pèsent lourdement dans les relations algéro-françaises. »
Sur le peuple et le pouvoir algérien
« Le pouvoir, autour de la question de la mémoire, prend le risque de se voir dépouiller de l’élément principal de sa légitimité depuis soixante ans. »
« Le pouvoir a vécu d’une rente historique de ce qu’on appelle la légitimité historique. C’est au nom du combat mené pour l’indépendance que les dirigeants ont régné sur ce pays. »
« Le pouvoir algérien agit dans l’arbitraire le plus complet depuis des décennies. »
« Les Algériens, en remettant en cause cet arbitraire remettent aussi en cause cet élément de cette légitimation. Non pas que la guerre d’indépendance serait illégitime mais c’est l’instrumentalisation qui en est faite par le pouvoir qui est illégitime. »
« Il s’agit pour la société algérienne de se réapproprier un patrimoine commun. »
« Au-delà de la mémoire de la guerre d’Algérie, il y a d’autres événements historiques qui sont survenus depuis l’indépendance que les algériens veulent évoquer et qui mettent le pouvoir en accusation : que ce soit la répression à l’issue du coup d’Etat de 65, la répression en avril 80 en Kabylie, la répression en octobre 88 avec des centaines de morts ou encore la Kabylie en 2001. »
« L’histoire de l’Algérie indépendante n’est qu’une succession de luttes au nom de l’Etat de droit et de la démocratie auquel le pouvoir a opposé la violence et la répression. »
« Il s’agit de réécrire un récit national commun. C’est un enjeu essentiel du Hirak. »
Sur le Hirak
« Le Hirak existe sous deux formes : d’abord par la résistance à la répression actuelle même si on n’assiste plus aux grandes marches populaires auxquelles on a eu droit pendant un an et demi et avec le Covid, elles ont reflué. Beaucoup sous estiment aussi un autre mouvement qui me semble essentiel : le mouvement de grève qui s’étend à toute l’Algérie. »
« Dans toute l’Algérie, on observe de grèves quotidiennes. »
« Il y a une jonction qui est en train de se faire entre les revendications sociales et la revendication politique. »
« Un des slogans du Hirak était : pour une Algérie démocratique et sociale. On est en train d’assister à la montée de ces revendications sans opposer social et démocratie mais, au contraire, en les associant. »
« Le pouvoir a fait émerger une classe moyenne. »
« Ces classes moyennes ont des aspirations toujours plus grandes. »
« Je pense que le terme du pouvoir par Tebboune est proche. Il devra partir. »
« Tebboune a réussi ce tour de force colossal de dresser contre lui, en deux ans, plus de citoyens que Bouteflika en vingt ans. »
« Tebboune ne résistera pas à la colère et aux attentes du peuple algérien. »
Sur le président algérien Abdelmadjid Tebboune
« Abdelmadjid Tebboune incarne les institutions sécuritaires : l’armée, la police et la gendarmerie auxquelles les Algériens accordent le crédit d’avoir assuré leur sécurité du pays. »
« Les Algériens ont lutté contre le terrorisme islamiste mais ils reconnaissent les sacrifices consentis par l’armée – même s’ils ne l’accordent pas à l’état major de l’armée. »
« Il y a des contradictions au sein du pouvoir et cela fait peur aux Algériens : si, au moment du cessez-le-feu et de l’indépendance en 1962, on parlait beaucoup de congolisation, le risque est toujours là de voir l’Etat (et pas le pouvoir) se diviser avec des institutions qui s’opposent les unes aux autres. »
« Il y a une fragilité de l’Etat qui fait que les uns et les autres, aussi bien dans les institutions avec ceux qui souhaitent une transformation pacifiée de l’Algérie, que dans la société, certains segments de la population qui craignent une trop grande radicalisation du Hirak. »
« Il y aura sûrement une sorte de compromis qui va être trouvé mais ce ne sera pas avec Abdelmadjid Tebboune. »
« L’Algérie veut peser sur la recomposition géostratégique du monde. »
« L’Algérie peut peser sur l’Afrique du Nord qui est agitée par des contestations et des remises en cause de pouvoir, au Maghreb comme en Afrique subsaharienne : elle peut jouer le rôle de stabilisateur de la région et participer à la construction d’un nouvel ensemble maghrébo-sahélien. »
« L’Algérie peut influer dans les rapports en Méditerranée notamment entre l’Afrique du Nord – et l’Afrique en général – et l’Europe : il faut se rappeler que le gazoduc algérien a été fermé avant le début du conflit en Ukraine. »
« Il se trouve qu’Emmanuel Macron s’est proposé, à l’occasion des responsabilités qu’il occupe au sein de l’Union européenne, de rediscuter les accords entre l’Europe et les pays africains : la posture algérienne sur la question du gaz est peut-être une anticipation de cette négociation. »
« D’un point de vue géostratégique, il y a la question du non-alignement : l’Europe sera-t-elle un ensemble qui arrivera à s’autonomiser, notamment vis-à-vis de l’OTAN et des Etats-Unis ? Et pour l’Afrique, il y a la question du maintien de son statut de non-aligné. »