« Pour Bourdieu, une sociologie digne de ce nom doit être au service des dominés »

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Il y a tout juste vingt ans, le sociologue Pierre Bourdieu disparaissait. Il reste aujourd’hui encore l’un des intellectuels français les plus connus et reconnus à travers le monde. Thierry Discepolo, fondateur des éditions Agone, publie Interventions 1961 – 2001. Science sociale et action politique, est l’invité de #LaMidinale.

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Sur sciences et militantisme
« Bourdieu est quelqu’un qui est installé dans son travail de chercheur. Ça n’est pas depuis les luttes mais depuis son laboratoire, ses livres, son travail et ses équipes qu’il fournit une documentation, des analyses et des données qui vont être utiles aux dominées. »
« Bourdieu n’est pas installé dans les luttes. »
« Dire que Pierre Bourdieu est un intellectuel engagé, c’est la figure de la pré-délégitimation quasiment automatique aujourd’hui. Il suffit d’être présenté comme un intellectuel engagé pour avoir perdu toutes les vertus possibles. On n’est plus crédible, on n’est plus objectif. »

Sur l’intellectuel collectif
« L’université a été un vivier d’universitaires. Ce qu’elle montre aujourd’hui, c’est qu’elle est surtout un vivier – y compris dans une grande partie de l’héritage bourdieusien -, d’intellectuels qui s’occupent d’abord de leur carrière. À l’inverse de Bourdieu qui pensait que la production de la connaissance sociologique avait une fonction sociale, on a l’impression aujourd’hui – y compris chez ses héritiers – qu’elle a une fonction de carrière. Et à peu près rien d’autre. »
« Pour publier une tribune dans la presse aujourd’hui, il faut plusieurs signatures. Le plus difficile, c’est déjà qu’il n’y ait pas qu’une seule signature – celle de Pierre Bourdieu – et encore plus difficile, c’est qu’il y en ait plus qu’une. Voire, s’il n’y a pas la signature de Pierre Bourdieu, la tribune ne paraît pas alors même qu’il n’a pas écrit le texte. Et ça c’est une sorte d’anomalie structurelle c’est-à-dire que le monde dans lequel on vit ne veut pas de collectif et surtout pas de collectif anonyme. On veut des figures, une personnalisation. »

Sur la critique de Pierre Bourdieu
« Aujourd’hui, la sociologie bourdieusienne, c’est la doxa. Elle domine l’université. La Distinction, qui est son ouvrage majeur, serait le plus lu. »
« En France, Bourdieu a une position dominante mais il est sans doute l’un des intellectuels français les plus cités. »
« Il y a bien sûr une place pour une lecture critique du travail de Bourdieu. D’abord, parce qu’il reste des héritiers, des sociologues auxquels il s’est opposé. Je pense à Touraine, Boudon et consorts. »
« La critique de Bourdieu se fait aujourd’hui par un chemin qui est probablement un chemin le plus stérilisant c’est-à-dire en essayant de mettre de côté avec le plus d’efficacité et parfois d’agressivité le fait que la sociologie n’est pas une discipline qui est réduite à quelques données académiques qui permettent de faire carrière mais au contraire qu’elle ait une utilité sociale. »
« Si on trouve une critique de Pierre Bourdieu à l’intérieur de l’université, c’est plutôt de l’œuvre de Pierre Bourdieu comme une œuvre qui peut être utile à des fins politiques. »

Sur la hiérarchie des luttes et Bourdieu
« Ce clivage [sur la hiérarchie des luttes] dans sa forme paroxysmique est relativement récent (…). Il y a vingt ans on discutait déjà d’articulation des luttes. »
« L’œuvre de Bourdieu est assez claire : il faisait de l’intersectionnalité sans le savoir. Non pas que le concept n’existait pas mais il n’avait pas la publicité qu’on lui connaît aujourd’hui. Toute l’œuvre de Bourdieu est traversée par l’articulation des dominations : de genre, de classe, de race. »
« Une des caractéristiques de la sociologie bourdieusienne, c’est la réflexivité. »
« Tout le travail de Bourdieu est fondé sur l’idée qu’il faut revenir sur une analyse de : d’où on parle, pour quelle raison on parle et sur quelle base on parle. C’est tout un travail de mise en évidence de l’ensemble des positions à partir desquels les acteurs parlent. »
« Toute l’histoire de Bourdieu est indissociable de sa position de distance vis-à-vis des partis. »

Sur la « gauche de gauche »
« Bourdieu a tenté de participer autant que possible à la politique du Parti socialiste (…). Très vite ça va être la déception. Il va commencer à ce moment-là à publier un certain nombre de textes sur la crise de représentation politique. Pour lui, le PS qui est au pouvoir depuis bientôt dix ans, ne remplit plus sa fonction. Il ne représente plus personne si ce n’est une petite classe dont il va considérer que son rôle est plus nuisible qu’utile (…). Il revient à la source à ce moment-là c’est-à-dire qu’il repart enquêter sur la vie concrète des gens. C’est La Misère du Monde qui est un best-seller (…). Par ce travail-là, par sa prise en compte de la vie des petites gens, il se retrouve naturellement à invoquer tout sauf une gauche qui n’est pas de gauche. »

Sur Bourdieu comme marqueur de gauche
« En sociologie, on peut être bourdieusien et être ni de droite ni de gauche. On peut juste être un animal académique comme un autre. En revanche, dès qu’on sort du monde académique, la réponse ne fait pas de doute : je ne vois pas comment on peut être bourdieusien et de droite. »
« Une grande partie du monde académique aimerait beaucoup pouvoir être bourdieusien sans être classé à gauche. »
« Pendant 40 ans, Bourdieu n’a de cesse de prendre position pour expliquer à quel point son travail de sociologue et toute sociologie digne de ce nom doit être au service des dominés. Peut-on être de droite et au service des dominés : je ne le crois pas. »

Sur le rapport entre intellectuels, médias et politique
« On a l’impression aujourd’hui que les intellectuels sont parties prenantes du spectacle le plus distrayant et le moins dangereux pour l’ordre en place. »
« À partir du moment où il faut considérer qu’il faut passer chez Cyril Hanouna, tout est fini, c’est la fin de toute possibilité critique. »
« Quand Pierre Bourdieu essaie de s’approcher de la télévision, on est aussi loin que possible de Cyril Hanouna puisqu’il va chez Daniel Schneidermann dans Arrêt sur images. »
« Le problème, c’est la capacité à créer les conditions de visibilité et d’audition d’un autre type de discours. Et cela commence par l’installation de nos propres moyens de diffusion. »
« Il y a une dégradation considérable des médias dominants, accompagnée d’une démultiplication des petits médias. Mais les rapports de forces n’ont fait que s’aggraver. »
« Quelles que soient les articulations entre les intellectuels et les médias, il est évident qu’il faut réinventer : si les tentatives de Pierre Bourdieu sont tout à fait intéressantes comme éléments de réflexion, il est certain que l’on aimerait beaucoup que l’université et le journalisme produisent, parce qu’ils en ont les moyens, des figures qui permettent non pas de remplacer Pierre Bourdieu mais de le démultiplier et d’être, à autant d’endroits que possibles, aussi efficace qu’il a pu l’être de son temps. »

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