TRIBUNE. Une image générée par IA à la place d’une photographie… Et pourquoi pas ?
Loin de remplacer la photographie, l’intelligence artificielle va en souligner les supposées vertus : être des sortes d’empreintes de ce qui se déroule vraiment dans le monde. Empreintes photographiques dont il faudra, plus que des IA et plus que jamais, continuer à se méfier.
La dernière campagne colombienne d’Amnesty International utilise quatre images générées par IA – images qui sont explicitement créditées comme telle. L’illustration principale est photoréaliste et montre une femme malmenée par les forces de l’ordre.
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Cette campagne fait l’unanimité contre elle.[[Après la polémique, l’ONG a supprimé ces images de ses différents réseaux sociaux, admettant avoir commis « une erreur » et assurant que « Amnesty International a décidé de bannir l’utilisation d’images générées par IA dans sa communication jusqu’à nouvel ordre ».]]
Puisque de telles images existent « pour de vrai » et témoignent d’« authentiques situations », pourquoi en fabriquer une factice ? Surtout pour dénoncer une situation réelle !
Le chantage affectif le plus fort consiste à rappeler que des photographes risquent leur vie pour obtenir des documents fiables.
« Nous vivons dans une époque très polarisée, pleine de fake news, qui pousse les gens à remettre en question la crédibilité des médias. Et comme nous le savons, l’intelligence artificielle ment. Quelle sorte de crédibilité avez-vous lorsque vous commencez à publier des images créées par l’intelligence artificielle ? » La question est posée Juancho Torres, photojournaliste basé à Bogota, dans le Guardian.
« L’intelligence artificielle ment. » On peut quand même s’étonner ! On parle d’un mensonge très particulier ! Ce n’est pas le fait illustré qui est mensonger, c’est l’illustration elle-même qui est « fausse » !
Comprenons bien. Amnesty n’a pas fait de fake news grâce à l’IA : elle a dit quelque chose que personne ne conteste, mais apparemment, sans le dire avec l’image adéquate.
Pourquoi faudrait-il nécessairement dénoncer un fait avec une photographie de ce fait ?
Si Amnesty International avait choisi une illustration ou un dessin de presse pour désigner la violence policière, personne n’aurait rien dit. Personne ne dit rien, non plus, lorsque Amnesty International utilise le photomontage. C’est dans leur tradition de fabriquer une scène « fausse », répondant à un concept de communication :
Pourquoi n’a-t-on pas rappelé, à la suite des campagnes ci-dessus, tous les problèmes de fiabilité rencontrés à cause des images photoshopées ?
De même, personne n’est venu se plaindre, concernant cette dernière campagne, qu’il existe de vraies images de vraies personnes torturées qu’il aurait été préférable, du coup, de publier.[[Là encore, Amnesty a présenté des excuses après cette campagne, car les personnalités n’avaient pas été sollicitées.]]
Je suppose (je n’en sais rien) qu’Amnesty International a continué en Colombie sur sa lancée habituelle : brouiller, par l’image photo-réaliste, la frontière entre le vrai et le faux, pour faire passer un message grave qui concerne des faits vrais.
Le photomontage, c’était oui ; l’IA c’est apparemment non. Alors même que l’image IA n’a pas été faite pour tromper : on reconnaît l’esthétique un peu kitch des IA, et encore une fois, l’image est créditée.
N’est-il pas étrange d’accuser de mensonge quelqu’un qui dit vrai (il y a des violences policières en Colombie), sans prétendre que l’image employée reflète une scène réelle ?
Alors quel est le problème ?
Si l’IA photoréaliste est créditée, elle entre à la rigueur, si on s’est d’abord fait avoir par l’apparence, dans la catégorie du trompe-l’œil, la catégorie des images qui ne sont pas faites in fine pour tromper, mais pour nous dire qu’elles nous ont trompés. (Sur un trompe-l’œil, une balle lancée en l’air ne retombera pas, un oiseau ne s’envolera pas, au premier pas de côté on verra que c’est plat, etc.)
Le « problème » – mais il n’est pas éthique, il aurait été éthique, et encore plus passionnant, sans IA créditée – est qu’Amnesty International a proposé un trompe-l’œil assez inintéressant.
L’image ne bénéficie pas de sa facticité pour raconter quelque chose de nouveau, de singulier, que son langage spécifique permettrait d’ajouter au discours. Par exemple, le dessin de presse peut ajouter l’humour noir, l’illustration revendiquer la sensibilité du dessinateur, le photomontage renforcer une sensation d’absurdité, etc.
Que raconte l’IA chez Amnesty International ? Elle n’est pas employée pour questionner la réalité (qui ne doit justement pas faire débat), ni pour d’éventuelles vertus esthétiques, poétiques… Elle n’est pas particulièrement expressive…
Elle n’est – mais peut-être qu’une subtilité m’échappe – qu’une pâle imitation d’une éventuelle vraie photo forte, sans bénéficier toutefois du pouvoir d’attestation (on va y revenir) d’une « vraie photo ».
Bref, cette image est surtout un peu nulle.
Elle aura peut-être permis d’éviter des problèmes de droits à l’image ?
Il est dommage, non pas d’avoir utilisé l’IA, mais de l’avoir fait de façon fade. Les faux regards bizarres générés par IA auraient pu raconter quelque chose d’angoissant, par exemple. Le visage de la femme au centre aurait pu être celui de quelqu’un, ou de personnalités mélangées… Le concept de la pub aurait pu être de questionner rhétoriquement la véracité du fait… Bref, on aurait pu mobiliser le medium « IA » pour ses potentiels !
Comme on ne l’a pas fait, comme l’usage est assez vide de sens, la réception remplit le débat avec ses propres peurs.
Quelles angoisses s’expriment ?
Les reproches adressés à Amnesty International sont générés, évidemment, par la crainte générale du fake.
La « crise de confiance » que subissent apparemment les médias en général (information, publicité, réseaux sociaux…) est un lieu commun qu’il faudrait discuter – qui, sincèrement, ne trouve pas de média dans lequel il a globalement confiance ? C’est peut-être un progrès de l’histoire des médias, qu’ils soient enfin lus par des citoyens qui doutent ! – mais qui a une certaine prégnance sur le débat public.
L’IA, proposant des images qu’il est difficile de distinguer d’une « vraie photographie » renforce une inquiétude forte et légitime de l’époque : les fake news concurrencent l’information et menacent la démocratie.
Les photomontages précédemment proposés par Amnesty International sont « évidemment faux » : ils ne concurrencent pas la vérité, ils ne jouent pas dans la cour des « documents ».
Ils appartiennent à un autre ordre, entrent dans un autre champ de réflexion. Du coup, zéro mention d’exigence que soit utilisée plutôt une « vraie photo ». Le photomontage assumé est comme une illustration, un dessin, une caricature : des choses bien séparées du modèle, du « réel ».
La photographie, à l’inverse, peut être considérée comme une image particulière, différente des autres (peintures, schémas, etc.), en ceci qu’elle est, comme on dit en sémiologie depuis Peirce, une « empreinte ».
Les empreintes sont des signes particuliers. Alors que l’« icône » (au sens de Peirce) est l’image qui « ressemble », réalisée d’après un modèle réel ou pas (par exemple, le portrait dessiné de quelqu’un, ou la caricature d’un dieu, etc.), l’empreinte est une marque obtenue par contact. L’empreinte est une sorte d’image du réel qui est physiquement liée à lui.
Par exemple, une empreinte digitale n’est pas un dessin, elle est autre chose, elle est davantage qu’une « représentation » des dermatoglyphes. Le degré de fiabilité de courbes noires sur le fond blanc du document administratif (ou, évidemment, judiciaire) est d’un autre niveau. L’empreinte digitale « n’imite » pas le doigt réel : elle en est l’effet. Ontologiquement lié à la cause. L’empreinte est un indice fiable.
Dès lors, l’empreinte raconte forcément quelque chose de la cause. L’orientation de la girouette ne décrit pas celle du vent, elle est celle du vent.
Avec l’empreinte, on est au-delà de la « ressemblance ». Si un signe (par exemple, une trace dans le sable qui ressemble à mon pied) est produit par contact avec l’original (mon vrai pied s’est planté), alors les deux (l’empreinte et mon pied) vont nécessairement avoir des choses en commun…
Or, le nom même de « photo-graphie » est une candidature de cette image au statut d’empreinte ; la lumière qui émane des objets réels s’est elle-même écrite, déposée, fossilisée, chimiquement ou numériquement, sur la pellicule ou le capteur. Roland Barthes faisait même de cette spécificité technique « l’essence » de la photographie. De ce qui a été photographié, on peut dire : « ça a été ».
Sans aller jusqu’à essentialiser ainsi le média photographique, sans aller jusqu’à valider la candidature de la photographie au statut d’empreinte (le lien entre l’image et la chose est trop ténu, et surtout, l’image est trop fabriquée) force est de constater que l’usage de la photographie, par les médias comme le grand public, et notamment par les photo-reporters, est volontiers celui-ci : la photographie atteste. Comme une empreinte dans le sable.
La photographie a, mieux qu’un dessin, et même, dans nos sociétés occidentales, mieux qu’un récit oral ou écrit, potentiellement valeur de témoignage fiable, voire de preuve. Dans les albums de famille, de preuve que Mémé ressemblait à cela quand elle était jeune. Sur Instagram, que l’influenceur était bien à tel endroit. Sur mon passeport, que c’est bien moi qui prends l’avion. Dans la presse, qu’il y a bien eu des violences policières.
L’IA sur le terrain de la photographie ?
L’IA est potentiellement candidate à la production d’images photoréalistes, qui pourraient faire croire que « ça a été ». Sans contexte, en jugeant avec la seule matérialité de l’image faite par IA, quelque chose de vrai a l’air « reflété », déposé sur l’écran depuis le monde réel – alors que non.
Bien sûr, on n’a pas attendu Midjourney pour questionner la fiabilité des images. Mais on assiste à un renouvellement intéressant de la question.
Habituellement, le débat public s’efforce (et il a raison) de sortir la photographie du règne des empreintes fiables.
D’une part, on sait bien que les cadrages, éclairages, profondeurs de champ, etc., construisent le sens d’une image, modélisent des interprétations forcément « subjectives » (le « regard », le « point de vue » des photographes qui s’imprime dans leurs photographies, qu’il défendront lorsque l’ennemi ne sera plus l’IA, mais l’amateur présent lui aussi sur le terrain des manifestations). D’autre part, la référence démocratisée au logiciel Photoshop a banalisé l’idée vieille comme le monde qu’une image peut être « fausse » et qu’il est vraiment risqué de lui faire confiance.
Mais de même que le gris a l’air clair à côté du noir, et foncé à côté du blanc, la photographie avait l’air fausse (construite, cadrée, retouchée…) par rapport au réel, et redevient fiable en comparaison des IA.
La vertu des photographes reporters – alimenter le monde en documents fiables – est vaillamment défendue face à la méchante IA… et à partir de là, on condamne Amnesty International – dont la campagne de com’ n’a pas fonction de journal, mais dénonce des faits dont il ne faut pas que le public doute – de choisir l’IA (l’illustration, le trompe-l’œil, le menace du fake news…) plutôt que l’empreinte du réel (la photographie).
Cette injonction est exagérée et injuste.
Comme si une photo prouvait par définition quoi que ce soit !
IA versus photo : de qui faut-il avoir le plus peur ?
Regards a aussi utilisé, il y a peu, une image générée par IA, qui plus est pour le même contexte des violences policières, sachant qu’en France aussi, des « vraies images » de ces violences existent.
Plus compliqué encore : Regards n’avait pas crédité l’IA.
Est-ce que l’article en question disait quelque chose de faux ? Non. Mais comme Amnesty International, le choix avait été fait de ne pas recourir à une empreinte pour illustrer le récit vrai – qu’est-ce qui fait dire que le récit était vrai, d’ailleurs ? Une photo aurait-elle suffi ?
Quel a été le drame provoqué par Regards, exactement ? Le sujet de fond est sans rapport avec l’IA. C’est le sort matériel des photographes, qui peinent à trouver des espaces de publications et à être rémunérés correctement pour leur travail. Cette question, très problématique, est liée à celle de la situation économique des médias en général. Ce sujet n’est pas nouveau, ni renouvelé par les IA.
Ces dernières, on l’aura compris, vont surtout concurrencer les illustrateurs, puisqu’elles travaillent dans le champ-là, celui des « icônes », détachées du réel.
Lorsqu’on voudra insister sur la véracité, ou jouer avec elle, ou faire document, ou garder un souvenir, ou compléter un papier administratif, ou mille autres intentions fonctionnant mieux avec une sorte d’empreinte, on continuera volontiers de recourir aux photographies.
Dit autrement, on préfèrera toujours chercher un assassin avec sa photo plutôt qu’avec un portrait-robot, fût-il généré par IA.
Et tout compte fait, avec l’arrivée de l’IA, c’est surtout de la photographie classique qu’il faudra encore se méfier ! Car ce n’est pas l’IA, mais la photographie, qui va plus que jamais faire du chantage à la vérité. « Je ne suis pas générée par une IA » voudra signifier « faites-moi confiance »…
Comme si la confiance était une question de médium ou de procédé technique…
Inventer une IA de confiance
En étant optimiste, on peut aussi espérer que l’arrivée de l’IA renforce, en réponse à la menace, les critères de construction de la confiance : fiabilité des sources (quelque part entre l’indication et le secret des sources !), indépendance vis-à-vis des pouvoirs en place, construction rigoureuse des faits, déontologie des parties prenantes, etc.
Comme on se méfie d’un article non signé sur un blog, on prendra peut-être l’habitude, face à une photo ni créditée ni sourcée, de l’attribuée spontanément à une IA.
Ce serait peut-être une bonne chose.
Oui, en parallèle d’un usage créatif, intelligent, politique, illustratif, etc., des images générées par IA, on peut espérer que les procédés classiques d’élaboration de l’objectivité seront plus que jamais au goût et à l’ordre du jour.
En parallèle, pas à l’opposé. Car les images générées par l’IA pourront montrer toutes leurs valeurs ajoutées pour participer de la construction de l’information (comme toute illustration). Il appartient à ceux qui se servent et ceux qui publient des images générées par IA d’inventer ces valeurs ajoutées.
Gilles Juan, auteur indépendant, enseignant en éthique du numérique à l’EFREI